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Enquête : 10 artistes femmes arabes à connaître de toute urgence

Enquête : 10 artistes femmes arabes à connaître de toute urgence
Bissane Al Charif, série Pianola, 2022-2023, technique mixte sur papier, 28 x 38 cm, Paris, Collection Claude et France Lemand, Courtesy de l'artiste. © Tamam Alomar

Quelle est la situation des femmes artistes dans le monde arabe, trente ans après « Forces of change. Artists of the Arab World », la première exposition qui leur a été consacrée, en 1994 aux États-Unis ? Enquête sur ces femmes « locomotives du changement » dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. 

C’est une occasion rare de découvrir une scène peu montrée en France, Institut du monde arabe (IMA) mis à part. Trois expositions centrées sur les artistes du monde arabe se tiennent cette saison sur les bords de Seine : « Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 » au musée d’Art moderne de Paris s’intéresse aux relations des artistes arabes avec Paris au XXe siècle. « Dislocations » réunit, au Palais de Tokyo, quinze artistes dont certains issus d’Irak, du Liban, de Libye, de Palestine et de Syrie, sur les thèmes de l’exil, du déchirement entre ici et ailleurs. Et « Arabofuturs » explorera, à l’Institut du monde arabe, les utopies et les nouveaux imaginaires.

Mettre en lumière les invisibilisées

L’an passé, deux musées nord-américains, le Los Angeles County Museum of Arts (LACMA) et le Royal Ontario Museum (ROM), à Toronto au Canada, ont ouvert leurs portes à des artistes arabes, en se centrant, eux, uniquement sur le travail de femmes. Est-il pertinent, en ce début de XXIe siècle, d’approcher des œuvres en passant par le prisme du genre des artistes et de leur appartenance géo-culturelle ? Pourquoi choisir, en 2023, de faire un focus sur des femmes artistes issues du monde arabe ?

Zineb Zedira, A Scream for Liberation, 1995, installation vidéo, extrait, Paris, Centre Pompidou-MNAM. © Photo RMN-GP.

Zineb Zedira, A Scream for Liberation, 1995, installation vidéo, extrait, Paris, Centre Pompidou-MNAM. © Photo RMN-GP.

Parce que cette zone géographique est sous-représentée dans le monde de l’art et que les femmes artistes ont été systématiquement marginalisées et « invisibilisées », expliquent, dans la préface du catalogue de leur exposition « Being and belonging », les conservateurs du ROM. Peu montrées en raison de leur sexe et de leur appartenance à ce monde arabe, mosaïque d’une vingtaine de pays, peuplés par quatre cent soixante millions d’habitants. Une étude, réalisée en 2017 par le National Museum of Women in the Arts de Washington, montre que les artistes femmes ne représentent que 3 % à 5 % des grandes collections américaines et européennes. Et les artistes femmes arabes 1,5 % seulement des artistes représentés par des galeries à Art Basel (étude Art Basel 2023).

Présentes et très visibles

Le paysage est cependant en train de changer. Les visiteurs de la soixantième édition de la Biennale de Venise, qui ouvrira ses portes sur la lagune dans quelques semaines, découvriront, dans le Pavillon central, 44 artistes issus du monde arabe (sur un total de 331), dont 45 % de femmes. De fait, les femmes artistes sont de plus en plus nombreuses à s’affirmer sur les scènes des pays MENA (Middle East and North Africa /Moyen-Orient et Afrique du Nord) et dans la diaspora. « En Égypte et au Liban, par exemple, les femmes représentent 20 % des effectifs des artistes nés dans les années 1920-1930 ; 40 % de ceux nés dans les années 1940-1950. Pour les artistes nés après 1975, la parité hommes-femmes est atteinte dans tous les pays arabes, comme dans la plupart des pays occidentaux », explique Claude Lemand, galeriste franco-libanais, qui a donné 1700 œuvres de sa collection au musée de l’Institut du monde arabe. À la différence des femmes artistes d’Occident, elles n’ont pas souffert d’invisibilisation.

Bissane Al Charif, série Pianola, 2022-2023, technique mixte sur papier, 28 x 38 cm, Paris, Collection Claude et France Lemand, Courtesy de l'artiste. © Tamam Alomar

Bissane Al Charif, série Pianola, 2022-2023, technique mixte sur papier, 28 x 38 cm, Paris, Collection Claude et France Lemand, Courtesy de l’artiste. © Tamam Alomar

« Elles étaient présentes et très visibles, dès les années 1940, sur les scènes locales et internationales. Elles ont beaucoup été montrées dans des biennales, notamment dans celle d’Alexandrie, née en 1955. Les artistes du Moyen-Orient se sont approprié la pratique artistique qui a été pour elles un moyen d’émancipation, sociale, politique ou féministe », souligne Nadia Radwan, professeure assistante en histoire de l’art mondial au département d’art contemporain de l’Université de Berne et rédactrice en chef de la revue « Manazir Journal », dédiée aux arts visuels, à l’architecture et au patrimoine culturel du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Formées en prenant des cours privés

« En revanche, poursuit-elle, ces femmes n’ont eu accès aux écoles des Beaux-Arts qu’à partir des années 1950. » Les artistes nées dans l’entre-deux-guerres, appartenant le plus souvent à des milieux favorisés, se sont donc formées en prenant des cours privés. C’est le cas notamment de l’Égyptienne Inji Efflatoun (1924-1989), issue d’une famille de l’aristocratie turco-circassienne, proche de la famille royale. En 1938, elle est accueillie dans les rangs du groupe Art et Liberté, composé d’artistes et d’intellectuels communistes et anti-impérialistes. Marxiste et féministe, elle milite en faveur de l’égalité hommes-femmes et contre le colonialisme britannique.

Inji Efflatoun, Al-achgar (Arbres), 1960, h/bois, 58 x 38 cm, Courtesy de Ramzi & Saeda Dalloul Art Foundation

Inji Efflatoun, Al-achgar (Arbres), 1960, h/bois, 58 x 38 cm, Courtesy de Ramzi & Saeda Dalloul Art Foundation

Emprisonnée de 1959 à 1963 par le régime nassérien en raison de son appartenance au parti communiste, elle peint alors « avec acharnement et inspiration » des scènes de la vie carcérale, des portraits de codétenues, des paysages, « symboles de liberté » et un arbre, un flamboyant dont les branches s’emmêlent autour de barreaux, « dans des tonalités brunes et vertes, tantôt presque fauves, avec des dominantes violettes », écrit dans un article fouillé Nadine Atallah, professeure d’histoire et théorie des arts à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne (Rennes), qui prépare une monographie de l’artiste.

Des femmes engagées

Pour soutenir et faire connaître ces femmes engagées, Salwa Mikdadi, historienne de l’art et curatrice, a organisé, en 1994 aux États-Unis, la première grande exposition dédiée à des artistes femmes du monde arabe. « Forces of change. Artists of the Arab World » a été montrée à Washington, au National Museum of Women in the Arts, dans un premier temps, puis en Californie. « Quatre ans après la première guerre du Golfe, notre exposition témoignait de l’engagement de ces femmes artistes. De l’engagement de ces femmes qui n’ont cessé, depuis les années 1920 dans tous les pays arabes, de manifester et de pétitionner contre le colonialisme, la violence et l’oppression et pour les droits des femmes », explique-t-elle.

Randa Maddah, Remanence Retour, 2021, leporello, linogravure, 32,5 x 526 cm, détail, Courtesy de l'artiste

Randa Maddah, Remanence Retour, 2021, leporello, linogravure, 32,5 x 526 cm, détail, Courtesy de l’artiste

À l’image d’Huguette Caland (1931-2019), femme libre, fille du premier président du Liban, après l’Indépendance en 1943, première artiste du monde arabe à s’adonner à un art abstrait érotique, comme en témoignent ses Bribes de corps, formes et abstractions voluptueuses, sinueuses et colorées. Elle a fondé, en 1969, une ONG (Inaash) qui vient en aide aux femmes des camps de réfugiés du Liban, leur offrant l’opportunité de s’émanciper en travaillant, dans des ateliers de broderies palestiniennes, à la création de vêtements et d’accessoires de mode.

Des figures de proue

Etel Adnan (1925-2021), fille d’un officier de l’Empire ottoman, est une autre figure de proue du modernisme libanais. Globe-trotter et militante pour la paix, elle a lutté contre la guerre du Vietnam et en faveur de la cause palestinienne, aux États-Unis, en France et au Liban, dans les colonnes de journaux notamment. Elle est l’autrice d’une œuvre protéiforme et foisonnante : huiles, recueils de poèmes, pièces de théâtre, romans et essais dont L’Apocalypse arabe (1980), commencé quelques mois avant le début de la guerre au Liban. Il faudra pourtant attendre 2012 pour que le milieu de l’art découvre, émerveillé, lors de la Documenta de Kassel, l’œuvre plastique, rayonnante et pleine d’énergie, de cette artiste alors âgée de 87 ans : des toiles de petit format, laconiques, aux couleurs acidulées.

L’artiste libanaise Etel Adnan dans son appartementatelier à Paris en 2019 © Bernard Saint-Genès

L’artiste libanaise Etel Adnan dans son appartement atelier à Paris en 2019 © Bernard Saint-Genès

« Ces artistes ont souvent été reconnues sur le tard. Elles ont dû prendre des risques et faire preuve de ténacité pour créer et s’affirmer sur la durée dans des sociétés patriarcales et misogynes », observe Rasha Salti, curatrice d’art et de cinéma et co-commissaire de l’exposition documentaire « Passé inquiet », à l’affiche au Palais de Tokyo. « Ce sont ces femmes qui sont les véritables locomotives du changement dans les pays arabes », insiste, de son côté, Brahim Alaoui, ancien directeur de l’IMA.

Terres de tensions et de conflits

Leurs œuvres s’inspirent parfois des symboles des grandes civilisations historiques du Moyen-Orient (Mésopotamie, Égypte antique), de l’artisanat local, des motifs des tapis bédouins, des broderies de costumes traditionnels ou de la calligraphie arabe, notamment. À l’image de celles de la Franco-Marocaine Najia Mehadji (née en 1950). Ses toiles puisent dans le vivier des motifs des tapis berbères et dans celui de la calligraphie arabe, qu’elle réinterprète librement. Quant à Saloua Raouda Choucair (1916-2017), une des premières artistes abstraites au Liban, elle s’imprègne, dans ses peintures et sculptures, de l’histoire et du patrimoine arabo-islamique, des penseurs de l’islam et des philosophes soufis.

Najia Mehadji, Ligne de vie, 2020, gouache, 50 x 65 cm, Collection particulière, Courtesy galerie 110 et Najia Mehadji

Najia Mehadji, Ligne de vie, 2020, gouache, 50 x 65 cm, Collection particulière, Courtesy galerie 110 et Najia Mehadji

Née en 1963 de parents algériens immigrés, Zineb Sedira s’intéresse, elle, à l’expression de l’intime, du personnel, du biographique, intégrée dans une problématique multiculturelle. Elle confronte les images usuelles occidentales et les rituels arabes comme dans sa vidéo A Scream for Liberation (1995), gros plan sur la bouche d’une femme, dont le cri rappelle le « youyou » aigu des femmes du Maghreb et du Moyen-Orient. Un Moyen-Orient terre de tensions et de conflits, que nombre d’artistes ont dû fuir, pour échapper aux affres de la guerre.

Comme la photographe Sara Kontar (née en 1996 en Lybie), qui a quitté la Syrie en 2015 pour s’installer en France. Mounira Al Solh (née en 1978 à Beyrouth), qui représentera le Liban à la Biennale de Venise, réalise des œuvres socialement engagées. Certaines s’attachent à des problématiques féministes. D’autres évoquent, avec humour et poésie, la guerre, ses traumatismes et les migrations forcées. Randa Maddah est née en 1983, à Majdal Shams, un village situé sur la ligne de cessez-le-feu entre la partie du Golan occupée et annexée par Israël en 1967 et le Golan syrien. Ses dessins et peintures au style expressionniste montrent des corps défigurés, ses sculptures, comme celles de la série Puppet Theater, des scènes de tueries qui se déroulent sous les yeux de spectateurs atterrés.

Randa Maddah, Puppet Theater, 2008, installation, fibre de verre, sculpture grandeur nature, détail © Randa Maddah

Randa Maddah, Puppet Theater, 2008, installation, fibre de verre, sculpture grandeur nature, détail © Randa Maddah

Un équilibre précaire

Le choix d’émigrer en Europe ou aux États-Unis, pour tenter de vivre de son art, fréquent parmi les femmes artistes nées dans les années 1920 à 1940, l’est moins (pays en guerre mis à part) dans les générations nées après 1945. Celles-ci jouissent, aujourd’hui, d’un écosystème artistique régional, aux Émirats Arabes Unis et, depuis peu, en Arabie Saoudite, à même de les soutenir et de les faire exister sur la scène internationale. La situation est beaucoup plus délicate pour ces artistes, en revanche, en dehors des pays du Golfe, dans les États du Moyen-Orient minés par les conflits comme le Liban, l’Irak, la Lybie et la Syrie. Les peurs et les replis identitaires peuvent, eux aussi, fragiliser l’équilibre, encore précaire, de la situation de ces femmes artistes. En témoigne notamment l’annulation « pour raisons de sécurité » de la rétrospective de Samia Halaby, dans le sillage des événements du 7 octobre en Israël, qui ont ouvert un chapitre d’une violence inédite au Proche-Orient. L’exposition dédiée à cette peintre palestinienne abstraite de premier plan, âgée de 87 ans, aurait dû ouvrir ses portes au mois de février au musée d’Art de l’université de l’Indiana.

Randa Maddah, Remanence Retour, 2021, leporello, linogravure, 32,5 x 526 cm, détail, Courtesy de l'artiste

Randa Maddah, Remanence Retour, 2021, leporello, linogravure, 32,5 x 526 cm, détail, Courtesy de l’artiste

Les pays arabes favorisent-ils la reconnaissance des femmes artistes ?

Pour Laure d’Hauteville, directrice de Menart Fair, de plus en plus de pays soutiennent les artistes femmes et favorisent leur reconnaissance. Certains d’entre eux ont mis en place des politiques et des programmes spécifiques pour les soutenir. Le gouvernement du Maroc, par exemple, a créé le Fonds d’appui aux arts plastiques qui fournit des subventions à tous les artistes, femmes et hommes. L’Égypte a instauré des programmes d’éducation artistique destinés aux femmes. Et le Liban a toujours défendu celles-ci depuis 1937.

Larissa Sansour & Søren Lind, In the Future They Ate From the Finest Porcelain, 2015, court métrage, 29min., extrait © Larissa Sansour

Larissa Sansour & Søren Lind, In the Future They Ate From the Finest Porcelain, 2015, court métrage, 29min., extrait © Larissa Sansour

Pour Nadia Radwan, professeure assistante en histoire de l’art mondial à l’Université de Berne, les artistes femmes ont souvent été instrumentalisées par les autorités dans les moments clés. En Égypte, sous la présidence de Nasser, par exemple, l’art était conçu comme un instrument de soutien à la construction de l’État-nation moderne. Les positionnements politiques contre un régime courent beaucoup plus le risque d’être censurés que des œuvres érotiques. Il y avait pourtant, selon elle, plus de liberté dans la première moitié du XXe siècle qu’aujourd’hui.

Rada Akbar, Survivor and Advocate, série AbarzananSuperwomen, 2020, tissu brodé à la main, bronze et feuilles d’or, H. 160 cm, Courtesy de l'artiste

Rada Akbar, Survivor and Advocate, série AbarzananSuperwomen, 2020, tissu brodé à la main, bronze et feuilles d’or, H. 160 cm, Courtesy de l’artiste

Où trouver des œuvres ?  Principalement sur les foires dédiées à ces régions, comme Art Dubaï, Abu Dhabi Art, et Menart Fair à Paris, dont l’édition 2024, au mois de septembre, sera justement consacrée aux femmes artistes contemporaines du monde arabe. La foire proposera à quatre commissaires invitées un regard sur la scène artistique des pays de la région, et en particulier sur les femmes pionnières. Du côté des galeries, en Europe, Claude Lemand, Lelong & Cie, Nathalie Obadia, le 110 Honoré, Continua, Mark Hachem ou Ayn Gallery en présentent. Dans le monde arabe, toutes les galeries en montrent. S’agissant des Biennales, celle de Lyon, en 2023, présentait beaucoup d’artistes femmes, et celle de Venise, avec les pavillons « arabes », expose, elle aussi, de plus en plus d’artistes femmes, souligne Laure d’Hauteville, directrice de Menart Fair. 


« Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 »
Musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75116 Paris
Jusqu’au 25 août.

« Dislocations » et « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité »
Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris
Jusqu’au 30 juin

« Arabofuturs »
Institut du monde arabe, 1, rue des Fossés-Saint Bernard, 75005 Paris
Du 23 avril au 27 octobre.

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