Visite sentimentale chez Anni et Josef Albers
Nous avons demandé aux deux experts des Albers de nous raconter leurs œuvres préférées actuellement exposées à la Fondation Boghossian. Discussion intime avec Julia Garimorth, conservatrice en chef au Musée d’Art Moderne de Paris (MAM), et Edouard Detaille, secrétaire général de la Fondation Albers durant cinq ans. Qu’est-ce qui émeut les experts ?
- Publié le 15-04-2024 à 14h26
Les Albers sont à la Villa Empain ! “Le couple mythique du modernisme “prend possession des murs de la maison de l’avenue Roosevelt, et, par là, met à portée de main des Bruxellois un morceau fondamental de l’art du XXe siècle.
Josef et Anni Albers, on peut connaître, mais en a-t-on déjà tant vu en vrai ? Deux ans après la très vaste expo parisienne du musée d’Art Moderne de Paris, la Fondation Boghossian propose une balade sensible plus intime à travers l’œuvre d’Anni et Josef présentée dans une chronologie commune, et pour cause : ils ont vécu l’un avec l’autre pendant plus d’un demi-siècle. Et s’ils n’ont pas produit d’œuvre conjointe (excepté des œufs de Pâques qu’ils ont peints ensemble et quelques cartes de vœux), leurs travaux se regardent et se répondent animés d’une même philosophie. Soit une expo qui sillonne deux existences complices dans l’idée que l’art devienne la vie.
Ce récit d’un couple qui a donné vie à une philosophie de l’art nourrie, surtout de l’observation des autres et du monde, nous fait opter pour les sentiments plutôt que pour les exégèses. En compagnie des deux têtes pensantes de l’expo, Julia Garimorth, conservatrice au MAM à Paris, et Edouard Detaille, actuel conseiller de la Fondation Albers, on se demande qu’est-ce qu’on voit et qu’est-ce qu’on vit quand on se confronte à Josef et Anni ?
Étape 1. Frontal, Josef Albers, 1927
On entre, avec Edouard Detaille, dans la salle consacrée aux premières années des deux artistes au Bauhaus. Et on s’arrête devant ce petit format orange en verre opaque, ligné et piqueté. De quoi s’agit-il ? une cartographie, un message en morse ? “On est un an après leur voyage de noces à Florence. Ils ont vu le Baptistère de marbre blanc et noir, et c’est ce qu’on peut voir dans Frontal, cette inspiration, ces reprises des lignes. J’essaie d’imaginer ce qu’il avait en tête quand il était en train de le réaliser. Et j’aime ce côté abstrait de Josef qui n’est pas dans la reproduction.”
”Dès le début de ses travaux, on trouve cette idée qui ne va pas le quitter : “Pour éduquer l’œil, il faut le tromper”… On demande à Edouard Detaille si Josef explicitait ses œuvres. “Non, c’est pourquoi on est directement en relation avec l’œuvre, et c’est ce qu’il voulait ! On peut être dans une relation immédiatement affective. En les regardant, j’ai appris à aimer certaines œuvres des Albers qu’au départ je ne comprenais pas”. “Vous savez, eux communiquaient tout le temps, et même s’ils n’ont pas travaillé ensemble à la même œuvre, chacun regardait le travail de l’autre. D’ailleurs, la légende raconte que lorsque Josef a commencé ses Hommages au Carré, Anni lui a dit : Mais comment on va gagner notre vie ?”
La légende raconte que lorsque Josef a commencé ses 'Hommages au Carré', Anni lui a dit : Mais comment on va gagner notre vie ?”
Étape 2. Wallhanging, Anni Albers, 1925
Installé en face de Frontal, Wallhanging semble lui répondre. C’est l’une des œuvres que Julia Garimorth a choisies avec son cœur. “Cette œuvre est symbolique de beaucoup de choses pour moi. D’abord, j’adore la combinaison des couleurs, leur intensité, leur rythme. Pour moi, l’œuvre contient beaucoup d’éléments opposés. Elle est très solide dans sa composition, d’une certaine façon fermée avec ses bandes horizontales, et en même temps, elle est ouverte. On peut la lire dans un sens ou dans l’autre, la poursuivre [hors du cadre de l’œuvre]…“La pièce, textile, est accrochée sur une tringle, elle s’adapte au visiteur qui passe, en bougeant légèrement en entrant en interaction avec lui. Cela me parle beaucoup d’un point de vue émotionnel”.
”Enfin, d’un point de vue de l’histoire de l’art, cette pièce est extrêmement importante parce qu’elle marque le début de l’émancipation d’Anni par rapport à l’atelier du textile du Bauhaus. Elle aurait voulu entrer dans l’atelier de peinture, mais seul l’atelier du textile était ouvert aux femmes. Et même si Walter Gropius (le directeur du Bauhaus, NdlR) a toujours dit qu’au Bauhaus, il n’y avait aucune différence entre les sexes, en réalité la société n’était prête à cela. Petit à petit, Anni prend de l’assurance. Le Bauhaus offre du terrain à son inventivité.”
Étape 3. Tautonym, Josef Albers, 1947
”C’est une œuvre dans laquelle Josef joue avec nos habitudes visuelles”, nous explique Julia Garimorth, à propos de cette toile au rose acidulé. “Tantôt cette œuvre donne l’illusion d’ouvrir un espace aux formes tridimensionnelles, tantôt elle revient à la 2D : notre regard constate que la figure ne tient pas la route et fait un retour en arrière. C’est ce que Josef adore faire dans ces années-là : il s’est beaucoup penché sur la psychologie de la Gestalt, cette théorie du début du XXᵉ siècle selon laquelle les processus de perception d’une figure sont traités dans leur globalité. Exemple : quand une ligne est interrompue à plusieurs endroits, le regard a capacité de détecter cette illusion et de recréer la ligne. S’il joue là-dessus, cela suppose une connaissance approfondie du fonctionnement du regard. Lui veut casser nos habitudes visuelles et j’ai l’impression que c’est très net dans ce tableau. C’est, pour moi, très intrigant ces recherches de Josef dans ces années-là. En fait, il veut nous montrer qu’il y a des espaces entre les lignes qu’on ne voit pas a priori, mais que l’on peut observer si l’on est réceptif… Le positivisme visuel [accompagne] notre quotidien, […] on est lancé sur un chemin. Et Josef Albers nous dit que ce chemin, certes, existe, mais qu’il y a plein d’autres chemins. Il faut voir les choses différemment. “To open eyes”, disait-il”.
Étape 4. Intersecting, Anni Albers, 1962
Dans la salle de bain de Monsieur Empain, on s’approche du cadre qui appelle nos yeux, on fonce vers Intersecting qui fait partie de la série des Pictorial Weavings, dans lesquelles Anni a exploré l’action de regarder, mais sans objectif défini. “Être là pour le regard”, tel qu’elle l’écrit. Edouard Detaille s’approche à son tour. “C’est la seule œuvre que la ville de Botrop possède (NdlR, la ville de naissance de Josef) et elle est fragile, car elle a été beaucoup exposée. Pourquoi j’ai choisi cette œuvre ? Car toutes ces lignes sont des prouesses. Et je trouve que cette œuvre représente idéalement une idée importante défendue par les Albers, tous les deux : je veux parler de la transmission. Quand je regarde cette œuvre, cela me fait penser à toutes ces histoires qu’on tisse dans les étoffes, dans les trousseaux. Tout ce qui laisse des traces, écrit une histoire, mais dit aussi un savoir-faire, qui nous a été transmis. Et puis, c’est beau, c’est gai, mais aussi, c’est libre ! Il y a une forme de liberté dans cette œuvre, car on peut y lire ce qu’on veut….”
Étape 5. Hommage au carré, Josef Albers, 1962
”C’est une série énorme à laquelle il consacre plus de 20 ans de sa vie, jusqu’à son décès ; précise Julia Garimorth, qui aura choisi parmi ses toiles préférées de nous parler de l’œuvre sans doute la plus connue de Josef Albers. “Le titre Hommage au carré est trompeur parce que ce n’est pas le carré qui l’intéresse. Il a choisi le carré, car c’est la forme géométrique la plus simple et qu’elle se met en retrait par rapport à la couleur. En fait, c’est plutôt un hommage à la couleur”.
”Josef nous montre ici à quel point la couleur est relative, et qu’il y a autant de nuances de la couleur jaune que de personnes auxquelles on demande de regarder la couleur jaune. Ce qui l’intéresse aussi, c’est comment la couleur fonctionne dans son contexte : le jaune entouré d’un noir nous paraît plus clair ; plus clair que le même jaune entouré d’une couleur claire.”
Nous revenons à nos moutons de l’effet de la peinture sur l’expert : quel effet ça lui fait ? “Évidemment, je suis très sensible à la couleur, donc ces déclinaisons de couleurs, cette recherche de combinaisons encore et encore me touche énormément. Il y a aussi quelque chose de précieux dans cette recherche : la couleur, d’après Josef, se comporte un peu comme les êtres humains. Il lui faut d’abord devenir autonome et créer une certaine indépendance, avant de créer des relations avec les autres”.
⇒“Josef et Anni Albers, un couple mythique du modernisme”, à La Villa Empain jusqu’au 8 septembre, avenue Franklin Roosevelt, 67, 1050 Bruxelles. Infos : https://villaempain.com/expo/josef-et-anni-albers/