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La Suisse condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour inaction climatique

Les juges de Strasbourg ont rendu une décision historique en condamnant ce mardi la Suisse pour violation de la Convention européenne des droits de l’Homme, validant la requête du collectif des Aînées pour le climat qui attaquait l’inaction de la Confédération face au changement climatique

Devant la Cour EDH à Strasbourg, ce mardi 9 avril  — © FREDERICK FLORIN / AFP
Devant la Cour EDH à Strasbourg, ce mardi 9 avril — © FREDERICK FLORIN / AFP

La Suisse en fait-elle assez face au changement climatique? Non, aux yeux de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH). Dans une décision très attendue, les juges de Strasbourg ont considéré comme recevable la requête portée par le collectif des Aînées pour le climat, qui poursuivait la Suisse pour «inaction climatique». Il s’agit de la première fois que la Cour condamne un Etat pour son manque d’initiative pour lutter contre le changement climatique.

Présidente de la Confédération cette année, en visite en Autriche, Viola Amherd s’est dite «surprise» par ce jugement. La durabilité, la biodiversité et l’objectif zéro net sont «très importants» pour le pays, a-t-elle assuré à Vienne.

Le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, le plus directement concerné, vante les mesures déjà prises: «La Suisse a pris des mesures décisives pour la protection du climat. L’année dernière, le peuple a voté en faveur de la loi sur le climat et l’innovation, qui prévoit l’abandon des énergies fossiles d’ici 2050. En juin, il se prononcera sur la loi relative à un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables. Le parlement a par ailleurs adopté de nouvelles mesures de réduction des gaz à effet de serre dans la loi révisée sur le CO2. En bref, la Suisse semble donc être en bonne voie.»

«Le verdict fera jurisprudence. Il revient aux différentes autorités du pays de l’analyser et d’esquisser des pistes» pour s’y conformer, a détaillé à l’agence de presse Keystone-ATS Alain Chablais, rattaché à l’Office fédéral de la justice et qui représente le gouvernement suisse à la Cour de Strasbourg. Le représentant du Conseil fédéral, au nom de l’indépendance du pouvoir judiciaire, ne commente pas le verdict de la Cour mais relève que la Suisse aura l’obligation de respecter l’arrêt. La Suisse «prend évidemment acte» du jugement, «qui a peut-être même une portée historique», a ajouté Alain Chablais.

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L’argumentaire des plaignantes

Les requérantes se plaignaient de divers manquements des autorités suisses pour atténuer les effets du changement climatique – et en particulier les effets du réchauffement planétaire qui, selon elles, a des conséquences négatives sur leurs conditions de vie et leur santé. Elles estimaient notamment que la Suisse avait manqué à ses obligations de protéger effectivement leur vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, CEDH) et de garantir leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile (article 8 de la CEDH).

Le collectif des Aînées pour le climat alléguait également ne pas avoir eu accès à un tribunal (article 6), au sens de la Convention, pour se plaindre d’un manquement de l’Etat à son obligation d’adopter des mesures nécessaires contre les effets néfastes du changement climatique. La CourEDH a jugé mardi qu’il y avait bien eu violation des articles 8 et 6.

Dans cette décision majeure, la CourEDH a ainsi estimé que les Etats avaient l’obligation d’adopter des mesures pour atténuer le changement climatique. «Le processus suisse de mise en place d’un cadre réglementaire présentait des «lacunes critiques», ont soulevé les juges de Strasbourg.

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«C’est un verdict justifié»

Les réactions politiques n’ont pas tardé à suivre. «C’est historique! C’est un signal énorme pas seulement pour la Suisse, ça va bien au-delà. C’est une énorme émotion, c’est un changement de cap, on reconnaît l’atteinte aux droits humains, et notre pays est sommé d’agir enfin rapidement», s’est réjouie la présidente des Vert·e·s Lisa Mazzone. «Ce jugement de la plus haute instance judiciaire d’Europe est une claque pour le Conseil fédéral et son inaction climatique», a pour sa part estimé Mattea Meyer, coprésidente du PS Suisse dans un communiqué diffusé en fin de matinée.

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«C’est un verdict justifié: on doit et on peut en faire beaucoup plus en Suisse», a corroboré le conseiller national socialiste et membre de la Commission de l’environnement Roger Nordmann. Pour les deux tiers des émissions on a des solutions techniques faciles et connues. C’est une bonne nouvelle qui doit nous pousser à plus d’ambition, a-t-il poursuivi. Le verdict nous donne la stratégie. Les prochaines étapes, le plan d’action, sont la loi sur l’électricité, qui est soutenue par la quasi-majorité du parlement – il faut absolument qu’elle soit acceptée, notre initiative sur le fonds climat déposée en février et notre politique climatique à partir de 2030.»

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«Cette décision n’a aucun sens»

A l’inverse, le conseiller national PLR Philippe Nantermod estime «que nous assistons à une dérive de la CourEDH, qui étend le champ d’application de la convention pour mettre en œuvre un agenda politique». Selon l’élu valaisan, «la Cour se substitue au législateur, alors qu’il existe une séparation claire des pouvoirs. Des décisions climatiques ont été prises en Suisse, conformément à notre ordre juridique et aux politiques décidées par le peuple. C’est n’est pas aux juges de dire si elles sont bonnes ou mauvaises.» Il craint par ailleurs que la décision de mardi ne mette «en danger la votation du mois de juin relative à un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables. On sait comment ça fonctionne: quand Strasbourg dit à la Suisse ce qu’elle doit faire, la population a tendance à l’envoyer balader lors du scrutin suivant.» A ses yeux, cette «mauvaise nouvelle pour la politique climatique de notre pays» aura «l’effet inverse de ce qui est escompté».

«Ce jugement est «gaga», estime pour sa part Michael Graber, conseiller national UDC valaisan et membre de la commission de l’environnement du Conseil national. Pour lui, La Cour «se prononce ici sur un sujet qui ne relève pas de sa compétence. Cette décision n’a aucun sens. Quant à ses conséquences, je n’en vois pas. La Suisse peut désormais l’ignorer. Quitter la convention serait une autre option.» Et Michael Graber de conclure: «Sur le fond, je considère que notre pays en fait déjà largement assez sur les questions climatiques.»

Des requêtes française et portugaise rejetées

L'activiste climatique suédoise Greta Thunberg (2e à gauche) et des manifestants tiennent des pancartes lors d'un rassemblement avant que la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) ne décide, dans trois affaires distinctes, si les États en font assez face au réchauffement climatique. — © FREDERICK FLORIN / AFP
L'activiste climatique suédoise Greta Thunberg (2e à gauche) et des manifestants tiennent des pancartes lors d'un rassemblement avant que la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) ne décide, dans trois affaires distinctes, si les États en font assez face au réchauffement climatique. — © FREDERICK FLORIN / AFP

Des dizaines de personnes, dont Greta Thunberg, étaient réunies devant la CourEDH. La militante suédoise a assuré que la décision de ce mardi «n’est qu’un début en matière de contentieux climatique». «Partout dans le monde, de plus en plus de gens traînent leurs gouvernements devant les tribunaux pour les tenir responsables de leurs actions. En aucun cas nous ne devons reculer», a-t-elle ajouté.

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Outre la requête des Aînées pour le climat, la Cour a par ailleurs rejeté la plainte d’un collectif de six jeunes Portugais dénonçant l’inaction climatique de leur pays et d’une trentaine d’autres Etats, dont la Suisse. Les requérants n’ayant pas épuisé les voies de recours disponibles au Portugal, leurs requêtes ne remplissent pas les conditions de recevabilité, a expliqué la présidente de la Cour Siofra O’Leary.

La requête de l’eurodéputé français Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, qui attaquait, lui, les «carences» de l’Etat français, estimant notamment qu’elles font peser un risque de submersion sur la ville littorale de la mer du Nord a également été rejetée. En 2019, il avait déjà, en son nom propre et en tant que maire, saisi le Conseil d'Etat pour «inaction climatique». La plus haute juridiction administrative avait donné raison à la commune, mais avait rejeté sa demande individuelle, l’amenant donc à saisir la CourEDH. Cette dernière ne l’a toutefois pas reconnu comme victime.

«La justice climatique est un droit de l’Homme», proclamait en anglais une banderole bleue tenue par des membres du collectif des Aînées pour la protection du climat. «J’ai 82 ans et je ne verrai pas les effets des décisions rendues aujourd’hui. Il faut que les politiques changent et ça prendra du temps», déclarait Bruna Molinari, membre de l’association.

Un long chemin

Le chemin a été long. Mais l’avantage d’être retraitée, disait l’une des participantes à l’action lors du recours, «c’est qu’on a du temps pour s’engager». Fondée en 2016, l’association des Aînées pour le climat a toujours eu pour but de mener une «action juridique climatique». Celle-ci aura duré huit ans. Tout commence en 2016 où, à l’instar du groupe de paysans suisses qui annonçait début mars l’entame d’une procédure contre «l’inaction climatique de la Confédération», les Aînées pour le climat déposent une «requête» auprès du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC).

Invoquant le fait que les mesures demandées ne consistaient pas en des «actes concrets» et qu’il était essentiel que les recourantes soient «particulièrement atteintes» pour enjoindre l’action d’une autorité administrative, celui-ci avait alors annoncé qu’il n’entrerait pas en matière, ce qui a permis à l’association de faire recours devant le Tribunal administratif fédéral (TAF), démarrant ainsi un véritable marathon devant les tribunaux. Le TAF a rendu un jugement négatif en 2018, avant que le Tribunal fédéral ne fasse de même en 2020. C’est alors que les Aînées ont tourné leur regard vers Strasbourg, la Cour de la dernière chance pour tout militant européen débouté par sa justice nationale.


L'UDC demande le retrait du Conseil de l'Europe

Dans l'après-midi ce mardi 9 avril 2024, l’UDC a publié une réaction courroucée, exigeant que la Suisse sorte du Conseil de l’Europe. «Les juges de Strasbourg sont les marionnettes des activistes. Leur immixtion dans la politique suisse est inacceptable pour un pays souverain», tonne le parti. Il fustige l’«expansionnisme» de la CEDH et réclame le retrait de la Confédération du Conseil de l’Europe. Il demande aussi la relance des discussions sur la priorité du droit national. (ATS)