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Oracle, prophète de malheur, visionnaire… Voilà comment beaucoup définissent Eric Benzekri.

JOEL SAGET / AFP / ISTOCK / L’EXPRESS

Devant un épisode de Baron noir, Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire du président de la République, bouillonne. Comment peut-on imaginer une série politique d’une telle précision et supporter de la filmer ailleurs qu’à l’Elysée ? "Demande à tourner ici !" intime-t-il à Eric Benzekri, son créateur. L’art dramatique comme la politique, c’est le sens du détail : a-t-on vu des dossiers et autres parapheurs présidentiels ressemblant autant à ceux qui trônent sur le bureau du président de fiction Francis Laugier ? Unis par le mitterrandisme, "BRP" et le scénariste se connaissent depuis plusieurs dizaines d’années, suffisamment pour que l’ancien journaliste convie l’ancien socialiste à prendre un verre à l’Elysée un soir entre les deux quinquennats, et que soudain apparaisse Emmanuel Macron. Le chef de l’Etat a englouti Baron noir et attend une pause pour regarder La Fièvre, sa dernière création. Lors de cette rencontre en 2022, il fait campagne pour sa réélection. A Benzekri, il pose mille questions. "Comment on écrit une fiction politique ? Comment faire pour qu’elle colle à la réalité ?"

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Le chef de l’Etat saisit-il à cet instant qu’il a devant lui un spécimen peu courant parmi ceux qui l’entourent ? Oracle, prophète de malheur, visionnaire… Voilà comment beaucoup le définissent. N’est-il pas celui qui a écrit dans Baron noir la gifle à la présidente Amélie Dorendeu avant qu’Emmanuel Macron n’en soit lui aussi victime en 2021 ? Et ces manifestations devant le Conseil constitutionnel : vues à la télé, quelques années plus tard. Dans La Fièvre, Benzekri raconte la guerre civile qui se dessine dans une France où les esprits, manipulés par les réseaux sociaux et les tensions identitaires, s’entredéchirent pour une simple histoire de football. C’est donc cela l’avenir ? Benzekri s’embarrasse assez peu de la capacité de digestion de son interlocuteur. Que le résultat déplaise ou horrifie, il n’en a que faire. L’étoffe d’un excellent conseiller, en somme. Rarissime dans cet univers politique où l’on courtise comme on respire… Et qu’ils sont nombreux à lui faire la courre.

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Tuer le père

La politique, ça le connaît. Il a longtemps traîné ses guêtres au Parti socialiste, dans le courant "Gauche socialiste" fondé par Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray, puis dans le cabinet du premier, alors ministre délégué à l’Enseignement professionnel. En février dernier, Boris Vallaud, chef de file des députés PS, invite donc Eric Benzekri dans son bureau à l’Assemblée. Des amis communs n’arrêtaient pas de lui répéter "vois-le". Un rendez-vous d’une heure qui durera plus du double où l’on parle de la puissance prédatrice des Gafam et de l’intelligence artificielle, de l’avenir de la gauche bien sûr, de Mélenchon sans en prononcer le nom, d’Henri Emmanuelli, que les deux hommes ont bien connu. Vallaud teste ses hypothèses stratégiques et Benzekri de lui répondre par d’autres conseils. "Il hume l’époque. Sa plume est trempée dans le réel et forgée par l’expérience. Il fait partie de la gauche hors les murs, cette gauche intellectuelle, artistique, qu’il faut écouter quand on a des batailles culturelles à mener", justifie le député des Landes, qui n’est pas le seul socialiste à venir se nourrir intellectuellement. François Hollande apprécie tout particulièrement le bonhomme, qu’il fait venir pour le café dans ses bureaux de la rue de Rivoli.

Eric Benzekri, passage obligé pour tous ceux qui, à gauche, "y pensent", qu’ils s’appellent Vallaud, Hollande ou Ruffin. Le député LFI de la Somme, qui ne cache plus ses envies, l’a rencontré en 2022, après une interview dans Le Monde où l’Insoumis relativisait le score de la Nupes. "En plein dans le mille ! Voyons-nous", avait pianoté "Benzek". Ils se sont vus dans un café loin de l’Assemblée, à l’abri des regards indiscrets et surtout des proches de Jean-Luc Mélenchon que Benzekri a connu pendant si longtemps, mieux que personne à l’époque. C’est aussi cela que François Ruffin vient chercher, sans l’admettre : quelques conseils pour tuer le père. Un premier rendez-vous, puis un deuxième et un troisième. On a bavardé des premiers de corvées, du récit pour réenchanter les milieux populaires que la gauche convainc moins que le Rassemblement national. L’ambitieux livre sa lecture, ses idées et doutes, Benzekri esquisse à l’oral le script d’un récit politique. Quand Ruffin dit à L’Obs "je suis social-démocrate", il se gondole devant ce joli coup qu’un Philippe Rickwaert [NDLR : le "baron noir" de la série] aurait applaudi.

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"Mes meilleures idées, je les garde pour mes scénarios."

Dans son bureau du XVIIe arrondissement, des petits papiers roses et jaunes jonchent les murs. On devine les prémices du scénario de la saison 2 de La Fièvre, on relève ici une phrase de Churchill : "L’un des problèmes de notre société, c’est que les gens ne veulent pas être utiles mais importants." Sur la table, une pile de livres qui cascadent dont L’opium des imbéciles de Rudy Reichstadt et Technopolitique, l’essai d’Asma Mhalla sur l’aliénation de l’individu aux réseaux sociaux – sa prochaine lecture. Il ne dira rien de ses rendez-vous politiques. "Pourquoi tout le monde veut que je fasse de la politique ? C’est d’abord une bataille et ce n’est pas la vie que j’ai envie de mener. Je n’ai plus envie de me battre, soupire Eric Benzekri. Ça m’intéresse de discuter avec eux et ils aiment bien rencontrer des artistes. C’est une récréation dans leur emploi du temps. Mes meilleures idées, je les garde pour mes scénarios." Ceux qui demandent à le voir croient rencontrer un génie de la politique, un nouveau Jacques Pilhan, ce conseiller de l’ombre de Mitterrand qui analysait comme nul les mouvements de l’opinion, lui leur parle pour mieux concocter les prochains personnages d’une série. "Les politiques de notre époque sont asséchés, explique l’essayiste Raphaël Llorca devenu ami et conseiller sur la série. S’ils ne sont pas en dilettante intellectuelle, ils ne trouvent plus d’imaginaire. C’est structurel. Rencontrer Eric est une cure de jouvence pour eux."

Dans sa vie d’avant, il écrivait des discours et mettait en scène les intrigues au sein du PS. Ainsi faisait-on bouger les lignes, mais aujourd’hui ? Eric Benzekri croit plutôt dans la puissance des séries. Les meetings, à gauche comme à droite, c’est tout au plus quelques milliers de personnes. Qui les écoutent encore ? Une série comme La Fièvre, l’une des plus vues et téléchargées de Canal +, exerce une influence intellectuelle et politique sans égale, comme Zola ou Balzac ont cadré la politique du XIXe siècle avec les Rougon-Macquart et La Comédie humaine. "Je donne juste des éléments de compréhension du monde", admet-il, modeste Pythie derrière ses lunettes rondes, éponge des crises de notre époque, qui offre parfois ses larmes à ses visiteurs. "La prédiction du prophète de malheur se veut transformatrice. Il espère que sa prédiction permettra précisément d’empêcher l’avenir prédit d’advenir ; l’effet de l’annonce devant susciter une action à même de le conjurer. Toute prédiction réalisée marque au contraire son échec. Là où certains situent sa maestria, lui voit plutôt son échec", écrit le philosophe Milo Lévy-Bruhl dans un dossier de la Fondation Jean-Jaurès consacrée à la série et son auteur.

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"J’ai voyagé dans la violence"

En écrivant La Fièvre, les insomnies de Benzekri ont repris de plus belle. Bouclée en huit épisodes dans sa première version, l’affaire ne lui convenait pas. La guerre civile approchait, les communicants bavardaient, les identitaires de tous bords s’y donnaient à cœur joie et le politique, lui, restait absent et impuissant. "Ils sont des personnages romanesques. Ce n’est pas parce que c’est un monde violent qu’il ne peut y avoir de grandeur", veut-il croire, lui qui a vu dans la panthéonisation de Missak Manouchian un de ces "moments de grandeur politique collective". Une pause dans la violence. Dans l’obscurité de ces nuits agitées, une apparition : Philippe Rickwaert, le "baron noir" devenu président à la fin de la saison 3 de la série du même nom. Le scénariste avait tourné la page, il l’avait juré, mais La Fièvre dit trop de notre époque. "J’ai voyagé dans la violence des réseaux sociaux, des forums complotistes, antisémites, néonazis et j’en passe pour préparer cette série. Je n’en suis pas sorti indemne. Ces gens existent." Alors, il remet en scène Rickwaert, coup de théâtre du dernier épisode. Son héros. Le prophète de malheur n’en reste pas moins un idéaliste, un des derniers, qui croit encore à la puissance salvatrice de la politique.

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