Nous nous sommes rencontrées une première fois en 2012, lors d'un déjeuner en petit comité. Quelques heures plus tard, elle allait monter sur la scène du théâtre du Châtelet, à Paris, pour recevoir un César d'honneur des mains de Michel Gondry, qui l'avait dirigée huit ans plus tôt dans Eternal Sunshine of The Spotless Mind.

Ce midi-là pourtant, elle ne ressemblait en rien à ce que l'on imaginait d'une actrice de 36 ans, déjà oscarisée pour son rôle dans The Reader et détentrice de trois Golden Globes, deux Baftas, un Emmy Awards. La star de Raison et Sentiments, Titanic, Les Noces rebelles avait le rire franc et communicatif, le verbe haut, mâtiné de cet humour britannique ravageur. Elle mettait le feu à la table, comme on aurait dit... d'un homme ?

Vidéo du jour

Avance rapide jusqu'à cette fin d'hiver. En pleine promotion de la mini-série The Regime (1), Kate Winslet, covergirl du magazine Marie Claire en kiosque depuis mercredi 3 avril 2024, n'a absolument rien perdu de sa verve et cette comparaison teintée de "british humour", elle ne nous la pardonnerait pas.

Nous nous parlons cette fois par écrans interposés, et faisons le tour de ses combats : la place et l'image des femmes dans le cinéma, les préjugés sexistes qui ont la vie dure, la bienveillance au quotidien, l'importance d'ouvrir la voie aux jeunes générations. Dresser cet état des lieux avec elle s'avère jubilatoire.

Actrice et productrice, pleinement impliquée

Marie Claire : Comment le scénario de The Regime est-il arrivé jusqu'à vous ?

Kate Winslet : HBO m'a envoyé le script dans son intégralité. Normalement, on découvre le premier et le second épisode, les scénaristes planchant encore sur les suivants. Je n'avais jamais rien lu d'aussi différent, intelligent, drôle, absurde, décalé. HBO m'a aussi proposé d'être productrice exécutive. Cela avait très bien fonctionné sur Mare of Easttown (2), notamment avec les acteurs, confiants de m'avoir comme "cheffe d'équipe".

Cela change quoi, pour une actrice, d'être productrice ou productrice exécutive d'un projet ? A-t-elle plus de liberté ou de pouvoir lors du tournage ?

Complètement, bien que les deux jobs soient très différents : productrice exécutive, vous aidez en faisant partie d'une équipe plus large. Productrice, vous êtes au sommet de la pyramide et remuez des montagnes. J'adore les deux. Vous êtes effectivement plus impliquée : mieux considérée lors de décisions importantes, consultée sur le casting ou l'évolution du script. C'est important, même si je considère avoir gagné ma place autour de la table. Il y a vingt ans, je n'aurais pas su le faire. J'étais heureuse d'être juste actrice, comme parfois encore aujourd'hui.

J'ai beau affirmer depuis des années que je ne suis pas complexée, j'ai parfois cette petite voix interne qui vient me troubler. Mais c'est fini, j'en ai marre de la petite voix. 


Vous incarnez Elena Vernham, la chancelière d'un régime autoritaire. Comment vous êtes-vous préparée pour ce rôle ? Des personnalités politiques réelles vous ont-elles inspirée ?

J'ai sciemment évité d'aller sur ce terrain car personne ne lui ressemble dans la vraie vie. Mon défi était de créer un personnage multidimensionnel, pas juste une femme qui crie tout le temps. Pour la rendre intéressante dans la durée, je lui ai inventé une facette fragile, de petite fille vulnérable en quête d'approbation, convaincue qu'elle fait les choses bien et que les gens l'aiment.

S'imprégner d'un personnage, puis s'en défaire difficilement

Vous avez imaginé cette façon particulière de parler, en ne bougeant qu'un côté de la bouche. Comment avez-vous eu cette idée ?

Elle ne devait pas me ressembler ni avoir ma voix, pour qu'on comprenne qu'elle vient d'un pays imaginaire où l'absurdité est partout. Elle est parano et hypocondriaque. J'ai travaillé avec un psychologue et un neuroscientifique pour comprendre l'élocution des personnes traumatisées. Comment le choc s'installe dans le corps et le cerveau.

Vos deux partenaires principaux, Guillaume Gallienne et Matthias Schoenaerts, sont respectivement français et belge. Pendant le tournage, avez-vous parlé politique, Brexit, montée des totalitarismes en Europe ?

Un tournage est un lieu de bavardage, de partage, de liberté d'expression. On parle de tout et de rien. C'était drôle d'avoir un casting international. Guillaume est un tel gentleman. Matthias, très puissant, faussement désorganisé, très concentré.

Qu'apporte le format de la série, comparé à celui du long métrage ?

Plus de place pour jouer car il y a plus d'histoires à raconter. Le script d'un film fait entre cent dix et cent vingt-huit pages, un seul épisode de The Regime, soixante pages. Le défi ? Garder le même niveau d'énergie pendant six mois de tournage.

Vous dites avoir mis longtemps à vous défaire du personnage "éprouvant" de Mare Sheehan, la détective troublée de Mare of Easttown. Pourquoi ?

Mare a perdu un enfant (qui s'est suicidé, ndlr). Elle doit apprendre à vivre avec l'absence de son fils. Pour interpréter un tel rôle, on doit s'imprégner du traumatisme, le faire entrer en soi. Parfois, le film fini, il est diffcile de l'évacuer. C'est ce qui m'est arrivé.

#MeToo a joué un rôle capital (...). Nous avions toutes quelque chose à dire et notre voix a enfin été entendue. Les femmes se soutiennent comme jamais précédemment, ce qui est crucial pour les jeunes générations. 


On vous attend aussi dans le film Lee (3), le biopic sur l'Américaine Lee Miller, l'une des premières photoreporters et égérie du surréalisme. Qu'est-ce qui vous a attirée chez elle ?

Lee était courageuse, puissante. Elle faisait face à ses peurs. Elle aimait les hommes, elle aimait les femmes. Fidèle en amitié, elle était la bonne amie de beaucoup. Il n'y avait pas de haine en elle. J'ai trouvé ça incroyable compte tenu de ce qu'elle a vécu à 7 ans (un viol, qui lui donne une maladie sexuellement transmissible, ndlr). Elle ne s'est pas laissé définir par son passé.

Je n'ai pas, pour autant, envie de coller un label féministe au film. Ni de parler d'elle comme d'une pionnière, même si on le pense avec notre regard d'aujourd'hui. Car elle n'avait pas ces revendications. S'il s'agissait d'un homme, on ne chercherait pas à lui coller une étiquette. On raconterait son histoire car elle est intéressante et inspirante. Il est temps que ce soit la même chose pour les femmes.

Kate Winslet et son rapport au corps

Pourquoi avoir mis en lumière ses années de photojournalisme plutôt que celles de muse et artiste à Paris, par exemple ?

Car c'est une période riche et gratifiante pour elle. De grande vulnérabilité, aussi. Elle est si souvent représentée par le prisme du regard masculin, celui de Man Ray ou Picasso. La vraie Lee Miller ne se serait jamais laissé définir par un homme. Elle est partie sur le front photographier les horreurs de la guerre. Une démarche inédite pour son époque. Elle a fait preuve d'une bravoure incroyable en se confrontant à ce que personne ne voyait alors.

Vous dites avoir conservé d'elle le plaisir à se sentir bien dans sa peau.

Elle était très à l'aise avec son apparence physique et elle m'a appris, entre autres, une chose sur mon propre corps : la vie est bien trop courte. Faisons avec ce que nous avons ! Car j'ai beau affirmer depuis des années que je ne suis pas complexée, j'ai parfois cette petite voix interne qui vient me troubler. Mais c'est fini, j'en ai marre de la petite voix.

Victime de sexisme et grossophobie dès ses débuts

Vous avez vous-même été pionnière en refusant de vous conformer aux canons de minceur extrême imposés aux actrices par Hollywood. Avez-vous eu l'impression de mener un combat solitaire ? Pensez-vous avoir ouvert la voie à une nouvelle génération d'actrices ?

Je me suis sentie terriblement seule à une époque. Quand vous rencontrez le succès jeune, vous êtes censée être reconnaissante et heureuse. Vous n'êtes pas supposée avoir de problème ou vous plaindre.

Quant à la notion de santé mentale, c'est seulement depuis ces cinq, six dernières années qu'elle est prise en considération, que nous apprenons à être à l'aise avec ces deux mots. J'ai été détruite par la façon dont certains médias m'ont scrutée. J'ai géré seule, en silence. Croyez-moi, cela a été très, très dur.

Aujourd'hui, je suis fière quand je vois une jeune actrice bien dans sa peau telle qu'elle est, ronde ou pas. J'espère y avoir contribué d'une certaine façon.

Mais les réseaux sociaux – d'après ce que je comprends, je n'y suis pas –, sont très cruels. Les médias classiques se sont calmés, même si je lis toujours des petites phrases du type : "Une robe qui sublime ses formes" Un homme reste épargné par ces commentaires qui me rendent toujours un peu folle. Laissez-nous tranquilles !

Je suis de plus en plus à l'aise avec la façon dont mon corps et mon visage changent.`

Ce combat ne vous a-t-il pas amenée à être toujours plus forte et déterminée ?

C'est vrai mais j'ai aussi été portée par un courant plus large, de changement culturel mondial, pour les femmes en général et pour les actrices en particulier. #MeToo a joué un rôle capital en nous donnant un espace de parole. Nous avions toutes quelque chose à dire et notre voix a enfin été entendue. Les femmes se soutiennent comme jamais précédemment, ce qui est crucial pour les jeunes générations. Nous devons montrer l'exemple. Je prends ce rôle au sérieux car mon métier me donne une tribune. Je fais donc attention à la façon dont je me comporte. Je fais tout pour être une fille bien. Au travail comme à la maison ou avec mes ami·es.

"Ne plus me battre contre ce que je deviens"

Pourquoi n'êtes-vous pas sur les réseaux ?

Parce qu'ils me semblent délétères. C'est aussi simple que ça.

Comment réussissez-vous à naviguer entre les genres, films indépendants et blockbusters ? Avez-vous lutté pour ne pas être mise dans une case ?

Je ne cherche pas l'approbation des autres. Je n'essaie pas de plaire à tout le monde. Je pense que cela m'aide. Mes choix sont mes choix. J'assume toutes mes décisions. J'apprends de chaque rôle et j'aime jouer des personnages très différents, même si chaque film reste un défi. Le doute et la peur font partie du métier. Je ne connais pas un acteur qui n'éprouve pas ces sentiments.

Certaines grandes figures du cinéma – Jodie Foster, Isabella Rossellini... – se sont récemment montrées le visage marqué par les rides. Est-ce libérateur ou au contraire une nouvelle forme d'injonction appelant à vieillir naturellement ?

Je suis de plus en plus à l'aise avec la façon dont mon corps et mon visage changent. Donc oui, je trouve cela très libérateur. L'acceptation et l'appréciation de soi viennent avec le temps. Je suis fière d'être capable de ne pas me battre contre ce que je deviens.

Que pensez-vous des actrices qui courent après leur jeunesse ?

Je ne critiquerai jamais une femme pour ses choix, quels qu'ils soient. J'insiste vraiment sur ce point. En revanche, j'observe la façon dont les médias vont la juger négativement, ce qui sera toujours moins le cas pour un homme.

Vous êtes porte-parole internationale L'Oréal Paris depuis presque trois ans. Pourquoi ce choix ?

Quand j'ai rejoint la marque, j'étais fascinée par la force de son engagement auprès des femmes de tous les âges. Ce message d'estime de soi qu'elle véhicule n'est pas juste un slogan. Elle l'incarne intrinsèquement et cela compte beaucoup pour moi car j'ai la même démarche. Là aussi, j'ai le sentiment d'appartenir à un mouvement puissant.

Vos deux enfants aînés, Joe, 20 ans, et Mia, 23 ans(4), débutent au cinéma. Quels conseils leur donnez-vous ?

J'essaie justement de ne pas leur en donner. Je fais de mon mieux pour être exemplaire, notamment en ayant une bonne éthique professionnelle. En espérant que cela déteigne sur eux ! Qu'ils sachent écouter et respecter leurs partenaires, qu'ils traitent toute l'équipe de la même manière. Cela s'applique aussi à la vie en général.

Vous adorez cuisiner. Quelle est votre recette préférée ?

N'importe quelle recette avec du fromage !

1. De Will Tracy, avec aussi Andrea Riseborough, Hugh Grant, Martha Plimpton...
2. De Brad Ingelsby, avec aussi Julianne Nicholson, Jean Smart, Angourie Rice...
3. D'Ellen Kuras, avec aussi Alexander Skarsgård, Andrea Riseborough, Marion Cotillard...
4. Joe Anders, dans Bonus Track de Julia Jackman, et Mia Threapleton, dans Le Jeu de la reine de Karim Aïnouz et la mini-série The Buccaneers de Simon Curtis.

 

Photos : Alexis Lubomirski.

Réalisation : Miranda Almond.

Assistantes stylisme : Olivia Laghi et Marie Soares.
Coiffure : Stéphane Lancien/ Callisté Agency pour L'Oréal Paris, assisté de Julian Sapin, avec la Laque Elnett Fixation Forte.
Maquillage : L'Oréal Paris, avec le Fond de Teint Accord Parfait Teinte 2N Vanille, le Blush Paradise teinte Peach Addict, Infaillible Spray Fixateur de Maquillage, Color Queen Ombre à Paupières Teinte 20 Queen et 26 Stunner, le Felt Liner Noir Infaillible Grip Precision, le Mascara Panorama Volume Million de Cils et le Rouge à Lèvres Infaillible Matte Resistance Teinte Fairytale Ending.
Mise en beauté réalisée par Lisa Eldridge/Streeters.
Production : Guillaume Folliero De Luna/You Know My Name, assisté de Nicolas Ferrand et Jules Toubol.

Cette interview a initialement été publiée dans le magazine Marie Claire numéro 860, daté mai 2024, dont Kate Winslet fait la couverture.