L’entre-soi parisien et régional, les réglementations ou encore l’aversion des Français au risque ont limité le développement du capital-investissement aux grandes villes. Les temps changent. Les épargnants ont besoin de rendement et les entreprises des territoires d’un panel plus large d’offres de financement.

C'est une très belle histoire française. En 1976, Jean-François Fountaine et Yves Pajot lancent en Poitou-Charentes une marque devenue emblématique dans la conception et la fabrication de catamarans : Fountaine Pajot. Depuis, le groupe a écoulé plus de 3 000 bateaux dans le monde entier. Son parcours a connu un tournant en 2015. Cette année-là, un spécialiste du capital-développement, NextStage AM, prend une participation dans l’entreprise. En cinq ans, le chiffre d’affaires de Fountaine Pajot passe de 49 à plus de 200 millions d’euros, notamment grâce à sa croissance externe et à son développement international. En 2020, NextStage AM cède ses parts. Le succès de Fountaine Pajot ne se dément pas puisque, sur son exercice 2022-2023, le groupe affiche plus de 276 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Pléthore de freins

Cette success-story illustre ce que sont capables d’accomplir entreprises et fonds de private equity quand ils travaillent en bonne intelligence. Toutefois, cet exemple n’est pas légion. Pourquoi ? Plusieurs raisons pourraient expliquer ce manque d’intérêt des acteurs du capital-investissement pour les entreprises dans les territoires. D’abord, le private equity reste une industrie qui n’a qu’une trentaine d’années dans l’Hexagone. Elle a pris le temps de se construire, de se consolider et n’a pas encore essaimé à grande échelle partout dans le pays. Ensuite, "en France, comme en Europe, il existe encore une forte aversion au risque et un déficit de culture économique et financière, souligne Grégoire Sentilhes, président et cofondateur de NextStage AM. Valéry Giscard d'Estaing avait en 1979 favorisé la création des Sicav, c’est-à-dire des produits financiers pour lesquels les décisions sont prises par des professionnels et non par des investisseurs particuliers, ce qui a accentué le phénomène de déresponsabilisation."

Le côté entre-soi parisien a également pu jouer un rôle dans le manque de développement du private equity en régions. Selon France Invest, Paris et sa région représentent plus de la moitié des investissements alors que ce coin de la France ne pèse que pour 25 % de l’économie du pays. "Pourtant, la France ne se résume pas à Auteuil, Neuilly, Passy", rappelle Grégoire Sentilhes. Résultat : "Jusqu’en 2017, seulement 1 % de l’épargne des Français était investie en capital-investissement", déplore le président de NextStage AM. Sous l’ère Macron, ce chiffre est monté à 2 % en 2022, ce qui place la France certes en tête des pays de l’Europe continentale mais loin derrière les États-Unis qui sont à 18 %-20 %. Grégoire Sentilhes ajoute : "Les Américains ont beaucoup plus investi dans leur économie à travers l’épargne longue que nous ne l’avons fait. Nous n’avons dès lors pas réussi à faire émerger des géants comme Google, Nvidia ou Amazon. Et pour ne rien arranger, les épargnants européens placent trop leur argent dans des véhicules à faible valeur ajoutée. Avec l’inflation actuelle et des taux de rémunération autour de 1 % ou 2 %, beaucoup perdent du capital."

Implication du gouvernement

Mais la situation commence à évoluer. Depuis quelques années, de nouvelles offres fleurissent sur le marché pour permettre aux Français de financer les entreprises où qu’elles soient dans l’Hexagone. Turenne Groupe a notamment ouvert en 2023 une nouvelle implantation à Nantes et lancé un véhicule dédié au financement d’entreprises dans les Hauts-de-France. NextStage AM a créé avec AXA France en 2021 l’offre "Pépites & Territoires". Son objectif ? La mobilisation de 500 millions d’euros auprès de particuliers à flécher vers des investissements en fonds propres dans les PME et ETI en croissance.

En 2022, seulement 2 % de l’épargne des Français était investie en capital-investissement, contre près de 20 % pour les Américains

Plusieurs facteurs ont contribué à ce réveil. La loi Pacte d’abord, adoptée en 2019 par le gouvernement dont le but est de soutenir le développement des TPE et PME en dynamisant leur financement. Ensuite, la loi sur l’industrie verte votée l’an passé, laquelle prévoit le renforcement de l’orientation de l’épargne des Français vers l’économie réelle au travers de l’assurance vie et du PER, ce qui "sera un accélérateur sur le sujet", assure Grégoire Sentilhes.

Changement de mentalités

La mentalité des fonds tend également à évoluer. "Jusqu’à présent, c’étaient surtout les fonds régionaux qui intervenaient dans les territoires, remarque Jean-Christophe Cleach, avocat associé chez Cleach Avocats et auteur de Entrepreneurs et fonds d'investissement, mode d’emploi d’un rapprochement réussi (VA Éditions). Quand les fonds parisiens s’y hasardaient, c’était parce que la société avait son siège à Paris ou qu’elle sollicitait une banque d’affaires parisienne." D’où des financements limités. Grégoire Sentilhes se souvient que, lorsqu’en 2022 NextStage AM a mis 60 millions d’euros dans l’entreprise de lingerie Sans Complexe à Strasbourg, le montant total des investissements en Alsace-Lorraine pour cette année-là atteignait 180 millions d’euros au total. "Cela veut dire que nous avons réalisé un tiers du total des investissements dans la région. C’est une insulte à notre intelligence collective", déplore le président de NextStage AM.

Pourtant, les régions regorgent de beaux business qui œuvrent souvent dans l’ombre. Ce qui commence à intéresser le capital-investissement. "En 2022 et 2023, le marché du private equity s’est un peu affolé car il y a eu moins de LBO. Des fonds sont allés chercher des dossiers et se sont montrés plus attentifs à ce qui se faisait dans les territoires", ajoute Jean-Christophe Cleach. Pour ce faire, les professionnels se sont appuyés sur leurs bases de données mais aussi sur leurs réseaux bancaires.

Capital-développement ou LBO

Quels sont les dossiers en province les plus accessibles pour les fonds des grandes villes ? Le private equity regroupe plusieurs familles d’activités dont le capital développement qui consiste à apporter des fonds propres à des entreprises de taille mature, mais également le LBO, c’est-à-dire des montages financiers qui permettent le rachat d’une entreprise. "Pour lever des fonds, les entrepreneurs dans les territoires préfèrent se rapprocher de fonds en région. En revanche, s’ils souhaitent transmettre leur entreprise, ils ont tendance à se tourner vers les grandes villes pour des questions de confidentialité ou de conflits d’intérêts", explique Jean-Christophe Cleach.

"En cas de transmission, les entrepreneurs doivent sélectionner un fonds qui a en tête le temps long, c’est-à-dire une sortie après 6-7 ans plutôt que les 4-5 ans pratiqués habituellement"

Quel est intérêt pour les chefs d’entreprise de se faire accompagner par le private equity parisien ? "Quand vous opérez dans un territoire, vous avez surtout accès aux fonds régionaux, à quelques banques locales et à des subventions, constate Jean-Christophe Cleach. À Paris et à Lyon, l’offre est plus étendue et les fonds comme les cabinets d’avocats ou les boutiques d’affaires ont vu beaucoup de cas de figure, ce qui leur permet de proposer des solutions adaptées à l’entreprise."

Priorité au temps long

Les dirigeants d’entreprise doivent cependant éviter certains écueils. La question du rendement attendu par les fonds de private equity est un élément essentiel à prendre en compte lors des rapprochements. "En cas de transmission, les entrepreneurs doivent sélectionner un fonds qui a en tête le temps long, c’est-à-dire une sortie après 6-7 ans plutôt que les 4-5 ans pratiqués habituellement", conseille Jean-Christophe Cleach. Les banques d’affaires peuvent les aider à cibler ces spécialistes du capital-investissement.

Un autre point à ne pas négliger, et qui est un mal bien français : le manque d’accompagnement. "Les chefs d’entreprise ont besoin d’un bon financier rompu aux M&A. Ce peut être un expert-comptable, un directeur financier ou une boutique d’affaires", note Jean-Christophe Cleach. Dans le cas des LBO, les dirigeants doivent également anticiper au maximum leur transmission, évaluer si un membre de leur famille est en mesure de reprendre l’entreprise et, le cas échéant, vendre à un fonds.

La qualité de l’entourage est clé aussi selon le président de NextStage AM. "Une chose reste sous-estimée par toute la chaîne des acteurs (pouvoirs publics, fonds, avocats, entrepreneurs) : les entrepreneurs en France sont structurellement seuls. En brisant cette solitude et en leur proposant un vrai accompagnement stratégique, opérationnel et humain, les fonds leur apportent de la valeur ajoutée et donc de la croissance." Et si l’épargne des Français peut être mise à contribution dans ces opérations, alors ce seraient des investissements gagnant-gagnant.

Olivia Vignaud

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