À la Réunion, les centrales électriques carburent à l’huile de colza et aux pellets de bois : est-ce vraiment durable ?

REPORTAGE- Sur l'île de La Réunion, EDF et Albioma ont recours à du biodiesel, fabriqué à partir d'huile de colza, et aux pellets de bois pour faire tourner leurs centrales électriques, qui fonctionnaient auparavant au fioul et au charbon. Si cette conversion permet de réduire les émissions de CO2, elle semble incompatible avec l'indépendance énergétique de l'île, pourtant recherchée. Elle présente aussi des limites environnementales et économiques. La même problématique se pose pour les autres territoires insulaires.
La centrale thermique de Port Est, exploitée par EDF, fonctionne désormais grâce à l'huile de colza, à la place du fioul.
La centrale thermique de Port Est, exploitée par EDF, fonctionne désormais grâce à l'huile de colza, à la place du fioul. (Crédits : Juliette Raynal pour La Tribune)

La fumée jaunâtre qui s'est échappée pendant une dizaine d'années de la cheminée de la centrale électrique EDF de Port-Est à La Réunion a disparu... ou presque. Elle est désormais imperceptible grâce au biodiesel, fabriqué à partir d'huile de colza, utilisé comme nouveau combustible. Seules les traces ocres qui lacèrent le conduit de 45 mètres de haut rappellent, qu'il y a quelques mois encore, l'installation produisait de l'électricité à partir de fioul lourd, depuis lequel s'échappait du dioxyde de soufre, très nocif pour la santé. A une quarantaine de kilomètres de là, sur le site de la centrale de Bois-Rouge, exploitée par l'entreprise Albioma et adossée à la sucrerie éponyme, les montagnes noires de charbon se sont, elles aussi, volatilisées. Elles ont laissé place à deux immenses dômes abritant plusieurs milliers de tonnes de pellets de bois. Ils servent à faire fonctionner la centrale électrique, en dehors des campagnes sucrières, périodes pendant lesquelles l'installation carbure à la bagasse, un résidu de la canne à sucre.

Ces transformations, plus ou moins discrètes, sont le signe d'un virage majeur pour la petite île de l'océan indien : celui qui consiste à tourner le dos aux énergies fossiles, très émettrices de dioxyde de carbone (CO2), le principal gaz à effet de serre responsable du réchauffement climatique, afin d'embrasser la biomasse, qu'elle soit liquide, comme l'huile de colza, ou solide, comme les pellets de bois.

« Notre dernière livraison de fioul remonte à la fin de l'été dernier », se félicite Alexandre Sengelin, directeur de la centrale de Port-Est d'une capacité de 211 mégawatts (MW), soit la plus puissante de l'île.

La biomasse pour arrêter le fioul et le charbon

« La dernière livraison de charbon a été effectuée en janvier 2024 », fait valoir, de son côté, Frédéric Moyne, le PDG d'Albioma, qui exploite deux autres grandes centrales thermiques : la susnommée Bois-Rouge et Gol, d'une centaine de mégawatts chacune.

Ces trois installations sont cruciales pour la sécurité d'approvisionnement en électricité de ce département d'Outre-mer, qui ne peut importer aucun électron de l'extérieur, son système électrique n'étant interconnecté à aucun autre. Elles répondent, peu ou prou, aux trois quarts des besoins en électricité de la population, qui ne cesse de croître et avoisine désormais les 900.000 habitants. Leur conversion est donc clef pour la transition énergétique de l'île, où la production électrique, bien plus carbonée que celle de la métropole, est le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre du territoire, (à hauteur de 41%, devant le transport routier 36%, en 2022), selon l'Observatoire Energie Réunion.

Alors qu'il y a deux ans, les énergies fossiles représentaient encore plus de 60% du mix électrique réunionnais, l'île vise désormais un mix composé exclusivement d'énergies renouvelables à horizon 2030. Pour cela, elle mise en grande partie sur la production thermique à partir de la biomasse. « Fin 2024, la production électrique de l'île reposera à plus de 95% sur des énergies renouvelables », projette ainsi Dominique Charzat, directeur régional d'EDF SEI (pour système énergétique insulaire) à La Réunion. Les 5% restants seront assurés par le fioul utilisé pour le fonctionnement de deux turbines à combustion d'EDF, sollicitées ponctuellement pour soulager le réseau électrique lors des moments de grande consommation.

« Le passage du fioul lourd à la biomasse liquide nous permet de produire une électricité de manière 100% décarbonée depuis novembre dernier. C'est une première mondiale pour une centrale de cette taille », se targue Alexandre Sangelin, devant l'un des douze moteurs vrombissants de la centrale, mise en service en 2013.

Une logique étendue aux autres territoires insulaires

Pourtant, la combustion de l'huile de colza continue de rejeter sur place du CO2. « La plante [de colza, ndlr] absorbe autant de CO2 pendant sa croissance que la quantité de CO2 rejeté pendant sa combustion », justifie le directeur du site. « Si l'on prend l'ensemble du cycle de vie de la graine de colza, nous parvenons à diviser par trois les émissions de CO2. Et la partie transport maritime [pour acheminer l'huile jusqu'à la Réunion, ndlr] ne représente que 1 à 2% de ce bilan carbone », poursuit-il. Au total, la conversation ayant nécessité 15 millions d'euros d'investissements devrait permettre d'éviter l'émission de 500.000 tonnes équivalent CO2 par an, selon les affirmations d'EDF. Le tout, en conservant un outil pilotable, dont la production ne dépend pas des conditions météorologiques. Un avantage précieux pour cette zone non interconnectée.

Autant d'atouts qui poussent EDF à décliner ce virage vers la biomasse dans les autres territoires insulaires et départements d'Outre-Mer. Des centrales similaires sont ainsi en développement en Corse et en Guyane. D'autres fonctionnant au fioul en Guadeloupe et en Martinique pourraient prendre le même chemin. Albioma réplique également son propre processus de conversion (du charbon vers la biomasse), à ses centrales antillaises, afin de réduire leurs émissions de CO2 de l'ordre de 80%.

Reste que ce tournant vers la biomasse, en très grande majorité importée, ne fait pas l'unanimité. Et pour cause, ce choix interroge alors que La Réunion, et les zones non interconnectées en général, entendent devenir totalement autonomes sur le plan énergétique. « La loi pour la transition énergétique et la croissance verte de 2015 avait inscrit l'objectif d'autonomie énergétique pour toutes les zones non interconnectées en 2030. Mais tout le monde sait que l'objectif ne sera pas atteint et celui-ci devrait vraisemblablement être décalé à l'horizon 2050 », pointe Stéphane His, consultant basé à La Réunion depuis quatre ans. Très concrètement, cela signifie qu'à cette échéance, la biomasse liquide et solide devra être produite localement.

« Or, aujourd'hui, près d'un million de tonnes de biomasse doivent être importées chaque année », rappelle Stéphane His. « Il faudrait exploiter la surface totale de La Réunion chaque année pour répondre aux besoins d'Albioma et d'EDF », poursuit-il.

Une biomasse en très grande majorité importée

« La ressource présente sur l'île est très limitée (...) et la filière biomasse locale n'existe pas encore », reconnaît Thomas Huin, directeur de la centrale de Bois-Rouge, qui se fait livrer chaque nuit quelque 1.500 tonnes de pellets de bois. Lesquels sont essentiellement acheminés depuis l'Indonésie, le Vietnam et la Malaisie, et bientôt l'Australie grâce au rachat d'une entreprise de production de granulés et la construction à venir d'une nouvelle installation.

« 40% de nos besoins seront couverts à partir d'un gisement connu où nous n'avons aucun doute sur les pratiques forestières durables », fait valoir Frédéric Moyne, le PDG d'Albioma. Et d'affirmer : « Nous n'utilisons que des résidus d'activités forestières ».

De son côté, EDF s'approvisionne directement depuis la métropole, soit à quelque 11.000 kilomètres de La Réunion, en passant par le canal de Suez. Les risques d'approvisionnement sur un tel itinéraire sont bien réels. En raison des tensions en mer Rouge liées aux attaques houthies, l'un des bateaux de ravitaillement à dû faire un détour par le cap de Bonne-Espérance. Pour faire face à cet imprévu, EDF a dû temporairement alimenter sa centrale en gasoil non routier (GNR).

Pour diversifier son approvisionnement, l'opérateur historique entend ainsi se rapprocher de Biofuel, une jeune startup locale, afin d'exploiter l'huile de friture des restaurateurs et des collectivités de l'île. Mais le potentiel n'est que de 5 à 6.000 tonnes. Une goutte dans l'océan au regard des 200.000 tonnes d'huile de colza qu'EDF prévoit d'importer chaque année. De son côté, Albioma entend recourir aux résidus des déchets ménagers. Mais là encore, les quantités seront limitées : à hauteur de 70.000 tonnes par an, soit environ 10% de ses besoins totaux.

Des limites environnementales et climatiques

Une partie marginale de son approvisionnement repose également sur les forêts des Etats-Unis et du Canada. « C'est une solution 'worse case', si besoin était », explique un porte-parole d'Albioma, précisant que le bassin nord-américain était davantage destiné à alimenter leurs centrales antillaises. Bassin, où la gestion des forêts est très décriée. Plus généralement, les arguments des promoteurs de la biomasse forestière sont souvent critiqués par les scientifiques et les associations environnementales.

« Albioma part du principe que les arbres repousseront et capteront tout le carbone émis, mais c'est un pari sur le long terme. Or, on ne sait pas si les arbres vont réussir à grandir », pointe Andrea Hernandez, ingénieure en développement durable spécialisée dans la transition énergétique et membre de l'ONG Reclaim Finance.

« La définition de résidus des forêts repose sur des notions purement économiques et n'intègre pas la valeur écologique et climatique des arbres. Si un arbre n'est pas utile pour une industrie, il peut alors être considéré comme un déchet et transformé en granulés pour la biomasse. Des arbres entiers peuvent donc être coupés à cette fin », déplore-t-elle. Par ailleurs, les branches ou les feuilles, qui peuvent être considérées plus logiquement comme des déchets, jouent aussi un rôle, trop souvent oublié, pour la biodiversité et les sols.

« La biomasse forestière pour produire de l'électricité à grande échelle, n'est pas une énergie soutenable et ce recours n'est pas compatible avec l'objectif de réduire le plus rapidement possible les émissions de gaz à effet de serre », conclut-elle.

Une production électrique très onéreuse... pour les contribuables

Outre ces limites climatiques et l'impasse en termes d'indépendance qu'implique le recours à la biomasse, ses détracteurs pointent aussi du doigt sa cherté. En moyenne, « le coût de production de l'électricité est trois fois plus cher sur l'île de La Réunion qu'en métropole (...) et le système est structurellement déficitaire », reconnaît Dominique Charzat d'EDF. Dans le détail, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) évalue la production d'un mégawattheure (MWh) à partir de la biomasse solide à 368 euros, et à 456 euros pour la biomasse liquide ! C'est environ trois à quatre fois plus cher que des électrons produits à partir de panneaux photovoltaïques sur l'île. Ces prix « représentent le coût de production moyen (c'est-à-dire pour toutes les zones non interconnectées disposant de ces filières de production) prévisionnel pour l'année 2024 », précise à La Tribune, le régulateur de l'énergie.

Cette production très onéreuse n'impacte pas directement le porte-monnaie des Réunionnais, qui paient leur électricité au prix du tarif régulé de vente (TRV). En revanche, cela a un coût non négligeable pour les contribuables, car c'est l'Etat qui compense la différence entre les coûts de production de cette électricité et le TRV auquel elle est vendue. Pour l'ensemble des zones non interconnectées, les charges prévisionnelles au titre de 2024 s'élèvent ainsi à plus de 2,2 milliards d'euros. « Dans l'ensemble, une hausse des coûts de production est plutôt anticipée, les recettes de production devraient par ailleurs être relativement stables, ce qui devrait entraîner une hausse des charges », précise la CRE, dont la présidente, Emmanuelle Wargon, est justement attendue sur l'île cette semaine.

Des marges de manœuvre très limitées

Mais alors, quelle alternative à la biomasse ? « Il faut faire beaucoup plus de solaire et d'éolien en mer », avance Stéphane His, malgré leur caractère intermittent. Celui-ci s'agace d'un rythme de déploiement bien trop lent. « Alors que pour atteindre l'objectif de la programmation pluriannuelle de l'énergie, il faudrait déployer 60 mégawatts de solaire photovoltaïque par an, le rythme actuel n'est que de dix mégawatts », déplore-t-il. En 2022, le photovoltaïque, l'éolien et le biogaz représentaient moins de 10% de la production totale d'électricité de l'île. Si tous les acteurs reconnaissent le potentiel important du photovoltaïque grâce à un taux d'ensoleillement très élevé, les contraintes sur le foncier restent très importantes. EDF privilégie ainsi les sites « dégradés », comme une ancienne décharge d'ordures ménagères, qui accueille désormais la toute récente centrale de Rivière-des-galets.

Le potentiel pour l'éolien terrestre, en revanche, s'avère bien plus limité en raison d'un gisement de vents peu adapté, des contraintes d'éloignement du littoral, de celles liées aux sites classés, ou encore des besoins en logements croissants de la population. Dans ce contexte, les sociétés Akuo et BlueFloat entendent plutôt exploiter l'espace maritime et espèrent développer un premier parc éolien offshore de 200 mégawatts. Les défis techniques et économiques sont toutefois nombreux et le projet, qui n'est pour l'heure qu'à l'étude, pourrait se heurter aux associations de défenses des baleines, alors que près de 800 mammifères ont été observés au cours de la seule année 2023. Les marges de développement de la production hydraulique, qui permettait à La Réunion d'être auto-suffisante en électricité dans les années 1960, sont, elles aussi, très faibles. Seules des petites augmentations de puissance sur les sites déjà existants sont envisageables.

Barrage de Takamaka

L'usine hydroélectrique de Takamaka, exploitée par EDF à La Réunion

C'est le cas notamment pour la centrale hydroélectrique de Takamaka, exploitée par EDF, qui va bénéficier de 9 millions d'euros d'investissements. « Il est extrêmement difficile de faire de nouveaux ouvrages sur les rivières car les sites sont classés. Nous sommes au cœur du parc national de La Réunion inscrit au Patrimoine mondial par l'Unesco », rappelle Rémi Ganière, chez EDF, depuis le balcon d'un bâtiment d'exploitation perdu dans une végétation luxuriante et accessible depuis un funiculaire de 300 mètres. A ses côtés, un opérateur chargé des travaux de modernisation s'émerveille de son lieu de travail : une multitude de cascades parsèment les pentes vertigineuses et verdoyantes des montagnes et viennent alimenter quotidiennement le barrage. Un paysage époustouflant qui appelle à la contemplation, mais aussi la réflexion : comment La Réunion parviendra-t-elle à l'autonomie énergétique ?

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Commentaires 12
à écrit le 11/04/2024 à 4:50
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80 % du parc automobile réunionnais fonctionne au gasoil qui est moins taxé par la Région Réunion par rapport au sans plomb, soit 1,35 le litre contre 1,76 pour le super sans plomb. Il y aurait un véritable intérêt écologique à basculer vers l'hybr...

le 11/04/2024 à 9:06
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"Il y aurait un véritable intérêt écologique à basculer vers l'hybride,...." Le véritable intérêt écolo pour la Réunion serait surtout de surtaxer l'importation de véhicules auto surnuméraires au regard du parc existant saturant des infrastruct...

à écrit le 10/04/2024 à 21:35
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Il est unanimement reconnu que je suis un génie. Pourquoi n'utilise-t-on pas la bouilloire naturelle dont bénéficie La Réunion?

le 11/04/2024 à 8:29
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Parce que la bouilloire naturelle (volcans) est en éruption très fréquemment avec effusion de lave, et les cratères de sortie de lave changent à chaque éruption. Aucune stabilité géographique, risque à 100% de destruction des infrastructures. Sans co...

à écrit le 10/04/2024 à 15:07
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et pourquoi pas de futur smr dans les dom-tom ?

le 10/04/2024 à 19:26
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Il faut voir les puissances utiles, et pour le moment, on en a aucun, c'est un concept. Un jour, peut-être, d'ici 15 ans ? Refroidir à l'eau douce ou salée ? Un réacteur même petit doit être relié au réseau électrique pour fonctionner quand le réacte...

à écrit le 10/04/2024 à 13:28
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Et pendant ce temps, la Réunion importe tout ce qu'elle consomme. La production d'électricité à partir de la biomasse est une vaste farce (pour ne pas être plus vulgaire). Quand toutes les cultures vivrières seront délaissées au profit du colza, quan...

le 11/04/2024 à 1:00
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"Et pendant ce temps, la Réunion importe tout ce qu'elle consomme." Sauf la paresse... produit péi! :o)

à écrit le 10/04/2024 à 12:32
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La population de la réunion est d'environ 850000 personnes. C'est tout à fait adapté au nombre de foyers qu'un réacteur nucléaire (petit ou moyen - 900 MW) sait alimenter en électricité. Cela résoudrait 60% du problème. Pour le reste; les perspective...

le 10/04/2024 à 12:49
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Un seul réacteur nucléaire de 900MW est une mauvaise solution dans ce cas de figure, car lorsqu'on l'arrête pour maintenance ou rechargement, il n'y a plus d'électricité. 4 réacteurs de 250MW chacun seraient plus pertinents, avec un total de 1000MW e...

à écrit le 10/04/2024 à 11:46
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Et pourquoi pas l'éthanol ? Recycler l'urine de porc est une excellente idée en la brulant c'est encore mieux tellement elle a de produits chimiques mais un moteur de voiture est trop petit pour ne pas subir de dégâts à terme, ce ne serait vraiment q...

le 10/04/2024 à 19:32
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"l'urine de porc est une excellente idée en la brulant" vous avez essayé d'enflammer la votre ? C'est de l'eau avec de l'urée (servant dans l'AdBlue pour neutraliser le NOx des diesels au niveau échappement : NOx + H2N-C(=O)-NH2 -> N2 + H2O (non stœc...

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