"J’en ai assez que l'on dise qu'il faut séparer l’homme de l'artiste, pour que les gens se sentent mieux." Face à la caméra, Dylan Farrow est en colère, indignée. La fille adoptive de l'actrice Mia Farrow, et du cinéaste Woody Allen, se confie avec beaucoup de courage dans Allen vs Farrow, série-documentaire événement en quatre épisodes de HBO, diffusée à raison d'un épisode par semaine sur OCS en France. Le dernier épisode sera mis en ligne le 15 mars.

Allen vs Farrow, une enquête de trois ans

Allen vs Farrow dévoile les résultats d'une enquête approfondie de trois ans sur les accusations d'inceste à l'encontre de Woody Allen, envers Dylan Farrow, lorsqu'elle avait six ans.

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Révélées en 1992, ces accusations ont toujours été niées par Allen, et s'étaient soldées par un abandon des poursuites. Le procureur avait estimé la jeune Dylan trop fragile pour témoigner face à la justice, dans un procès qui aurait été très médiatisé. Woody Allen n'a jamais été condamné. Le documentaire revient également sur sa relation à son épouse Soon-Yi, fille adoptive de Mia Farrow. 

En donnant longuement la parole à Dylan Farrow, Mia Farrow, plusieurs de ses frères et soeurs, dont le journaliste Ronan Farrow (seul enfant biologique de l'actrice et du réalisateur), à des proches de la famille, mais aussi, à des experts des violences sexuelles faites aux enfants, et au procureur qui avait décidé de classer l'affaire, Allen vs Farrow croise des témoignages corroborant les soupçons d'inceste, et retrace la machine médiatique mise en place pour défendre le cinéaste. 

Près de trente ans plus tard, Dylan Farrow affirme à nouveau ses accusations d'inceste dans Allen vs Farrow, et n'en change pas une note. Après #Metoo, et le récent #MeTooInceste en France, l'affaire résonne aujourd'hui très différemment.

Les images d'archive du traitement médiatique belliqueux de l'époque montrent le biais pro-Allen. Le réalisateur accusait Mia Farrow d'avoir manipulé Dylan, avec une campagne médiatique menée à bâtons rompus, et avait commandité une expertise médicale suggérant que la petite était sous l'influence de sa mère. Une conclusion démontée en plusieurs points par le documentaire, avec l'expertise de psychologues spécialistes des violences sexuelles sur enfants.

De quoi remettre les points sur i, et aider le spectateur à comprendre le mécanisme de la psychologie des victimes. Le documentaire ne se contente pas de présenter des faits les uns à côté des autres, ni deux versions de l'histoire, mais vise à nous faire voir les implications sociales et culturelles en jeu, notamment marquées par la culture du viol (l'ensemble des aprioris sur le viol, amenant à douter de la culpabilité des violeurs, et de la parole des victimes).

Dylan Farrow maintient ses accusations d'inceste envers Woody Allen

Dylan Farrow raconte ainsi cet après-midi du 5 août 1992, où Woody Allen, alors séparé de Mia Farrow après douze ans de relation, l'aurait assise sur le canapé en face de la télévision, et aurait plongé sa tête dans ses cuisses, respirant fort. Puis, il l'aurait emmenée au grenier, où il l'aurait agressée sexuellement, lui disant : "On va aller à Paris, tu seras dans tous mes films. Tiens-toi tranquille, je dois le faire."

Cet après-midi là, Mia Farrow est absente. En rentrant, elle constate que sa fille n'a pas de culotte. L'une des deux baby-sitters présentes confirme avoir vu la scène sur le canapé. 

Le documentaire rappelle alors que sur conseil d'un psychiatre, Woody Allen n'était pas, déjà à cette époque, censé se retrouver seul dans une pièce avec Dylan. Et pour cause. 

"Il me faisait des choses que je n'aimais pas", déclare à ce jour Dylan Farrow. Se dévoile un faisceau de comportements malsains, suggérant des agressions sexuelles, comme le fait que Woody Allen lui aurait appris comment lui sucer le pouce, ou lui faisait des câlins au lit, en sous-vêtements. "J'ai des flashs très précis", maintient Dylan Farrow. "Faire ce qu'il me demande était le meilleur moyen de me protéger", résume-t-elle, près de trois décennies plus tard.

"Parfois, il se mettait à genoux devant elle, ou s'asseyait à côté d'elle, et mettait sa tête entre ses cuisses. Je l'ai vu deux ou trois fois faire ça, et je pensais que ce n'était pas normal", raconte Mia Farrow. Une autre fois, elle voit Woody Allen frapper la main de Dylan, prétendant qu'elle venait de toucher son sexe. 

 Mon petit-ami ne pouvait pas être un pédophile, ce n’était pas possible

Dylan Farrow explique qu'elle fuyait son père adoptif en se cachant dans des placards, ou en s'enfermant dans la salle de bain, à l'opposé du discours mielleux d'Allen, qui les décrivait comme "dingues" l'un de l'autre. Mia Farrow, de son côté, qualifie son intérêt pour la petite Dylan d'"obsessionnel". 

Mia Farrow affirme que Woody Allen s'est énervé contre elle lorsqu'elle lui a fait part de ses inquiétudes vis-à-vis de son comportement envers leur fille. "Mon petit-ami ne pouvait pas être un pédophile, ce n’était pas possible", avait-elle pensé à l'époque. À ce jour, l'actrice est encore tourmentée par un fort sentiment de culpabilité. Elle affirme par ailleurs qu'Allen lui tenait des propos humiliants. "Au bout d’un moment, ce que j’étais ou pensais n’avait plus d’importance. J’avais l’impression de n’être là que pour le servir. Je suis rentrée dans ce rôle", conclut-elle. 

Jusqu'à ce 5 août 1992, où Dylan et Allen sont introuvables pendant vingt minutes. La petite fille raconte que son père "a touché ses parties intimes". Pendant deux jours, Mia Farrow filme les moments où Dylan parle de la scène, pour garder des preuves. Des extraits, perturbants, en sont diffusés dans le documentaire. 

Le séisme Soon-Yi

Cette affaire est le dernier coup de glas. En janvier 1992, l'actrice s'était déjà séparée de Woody Allen, en découvrant des photos "pornographiques", dit-elle, de Soon-Yi, l'une de ses filles adoptives, dans l'appartement de Woody Allen, qui a alors 56 ans. Soon-Yi, elle, avait quitté le lycée depuis quelques mois. Même si Mia Farrow l'avait adoptée avec son ex-mari, Woody Allen a vu Soon-Yi grandir. 

L'une des amies de la famille l'accuse d'avoir agi comme un "prédateur" envers la jeune femme, originaire de Corée du Sud. "C'était la première fois où me suis dit : 'Je ne suis pas la seule'", se rappelle Dylan Farrow. 

Le 17 août 1992, Woody Allen déclare son amour pour Soon-Yi, au moment où les accusations d'inceste envers Dylan émergent. La justice accorde la garde de ses trois enfants (Dylan, Ronan et Moses) à Mia Farrow, après une bataille judiciaire très médiatisée, décortiquée minutieusement par le documentaire. 

La suite de l'histoire est connue : Soon-Yi épousera Allen quelques années plus tard. Le cinéaste jurera que leur relation n'a débuté qu'après sa majorité, ce que plusieurs éléments rappelés dans le documentaire contredisent. Le couple, toujours ensemble, a eu deux enfants. Soon-Yi a coupé les ponts avec sa mère, et la majeure partie de ses frères et soeurs. Dans le documentaire, certains racontent que les accusations d'inceste sur Dylan, et la relation de Woody Allen avec Soon-Yi, ont brisé ce clan soudé.

Allen vs Farrow donne une nouvelle dimension à ces deux affaires à travers des enregistrements d'appels téléphoniques entre Mia Farrow et Woody Allen. Contrit, le cinéaste tourne autour du pot, se pétrit dans des justifications alambiquées, tandis que l'actrice tente de lui faire dire la vérité.  

Dans ses mémoires publiées en 2020, sur lesquelles Allen vs Farrow s'appuie aussi (Woody Allen et Soon-Yi ayant refusé d'être interviewés), le réalisateur affirme que c'est Soon-Yi qui l'a abordé, et voulu qu'ils se fréquentent. Les extraits cités montrent le fossé entre la version des Farrow, et celle de Woody Allen. 

Woody Allen et Soon-Yi en 1993
 

Ne plus séparer l'homme de l'artiste

Plus qu'une enquête, Allen vs Farrow est une démonstration plurielle, méthodique, de la culture du viol, explorant les ramifications culturelles et sociales de ces accusations d'agression sexuelle. Elle dresse un parallèle clair avec certains biais narratifs des films de Woody Allen.

Le documentaire prend ainsi le temps de rappeler son obsession pour les couples avec un grand écart d'âge, et les très jeunes filles, à la limite de la majorité. 

L'attention s'arrête notamment sur Manhattan (1979), l'un de ses films les plus connus. Il y vit une liaison avec une lycéenne de 17 ans, alors que son personnage en a 42. Opportunément, elle est folle de lui, tandis que lui feint de la repousser. "Il se sert d'elle pour justifier son comportement de prédateur", analyse la critique ciné Claire Dederer. "On a l'impression, en regardant ses films, qu'il essaie de nous habituer à une certaine conception de l'amour, à ce rapport de force. Il nous conditionne", remarque de son côté la critique Alissa Wilkinson (Vox). "Ça revient de nombreuses fois dans ses films, d'année en année." 

Selon une ancienne amante supposée, interrogée dans le documentaire, le film raconte en réalité leur histoire. Elle-même était mineure au moment de cette relation, qu'Allen n'a jamais confirmée. 

Au cours des vingt dernières années, il a pu faire ce qu'il voulait.

Allen vs Farrow invite à ne plus séparer l'homme de l'artiste. Il montre en quoi une partie du travail de Woody Allen reflète de comportements, ou du moins, de points de vues, problématiques sur l'amour et le sexe, donnant un écho indéniable aux accusations d'inceste.

Le documentaire interroge aussi l'impunité dont le cinéaste a si longtemps bénéficié. Après l'abandon des poursuites, et son mariage avec Soon-Yi, il a continué à tourner un film par an, avec des acteurs et actrices très prisés, et s'enrichir considérablement. "Au cours des vingt dernières années, il a pu faire ce qu'il voulait, alors que j'essayais de grandir. Et je vivais avec, sur fond d'insomnies et de crises d'angoisse", dénonce Dylan Farrow.

En 2014, la jeune femme rédige une tribune, publiée sur un blog du New York Times (plusieurs grands journaux l'avaient refusée), pour réitérer ses accusations d'inceste, lasse de voir Hollywood continuer à célébrer son agresseur supposé. Mais Dylan Farrow n'est vraiment entendue qu'après #MeToo, de nombreuses actrices, notamment, disant enfin la croire. Certains acteurs ou actrices ayant collaboré avec Allen présentent leurs excuses, ou reversent leur cachet, comme Timothée Chalamet. Un mea culpa qui semble dessiner une vraie prise de conscience, et la fin de l'indulgence envers Woody Allen.

Dylan Farrow et sa mère Mia Farrow en 2003

Intouchable Woody Allen

Enfin, Allen vs Farrow tente d'expliquernotre difficulté, voire, notre refus, à croire qu'une célébrité très appréciée puisse être capable de crimes sexuels.

"Les gens ont un rapport existentiel à mon père", observe Ronan Farrow, journaliste d'investigation. "Son oeuvre fait partie de leur identité. Cela est d'autant plus difficile pour eux à croire."

La force de Woody Allen a notamment été de fusionner son personnage très attachant et drôle sur sa propre personnalité. Pour le public, il est donc difficile de percevoir autre chose que ce que le cinéaste a bien voulu montrer de lui-même pendant des décennies. L'image d'un homme aussi cocasse que dépressif, ne correspondant pas aux canons de beauté, érudit, ridicule, et ridiculisé, qui, en dépit de tous ces défauts, savamment mis en scène et cultivés avec une sorte de fausse humilité, plaît à des femmes superbes, et souvent, beaucoup plus jeunes que lui, film après film. 

Des journalistes cinéma, dont certains ayant été des fans inconditionnels de Woody Allen, font même un examen de conscience intéressant, en s'interrogeant sur leur responsabilité à avoir continué à célébrer le réalisateur. 

"J’en ai marre qu'on ne me croit pas et qu’on me dise que j’ai tort à propos de quelque chose dont je suis sûre à 100% que c’est un fait", martèle Dylan Farrow. "J’en ai marre qu’on me dise que mon expérience n’a pas de valeur, qu’il a plus d’importance que moi."

De leur côté, Woody Allen et Soon-Yi Previn ont démenti toutes les accusations tenues dans Allen vs Farrow.

Allen vs Farrow, série-documentaire de quatre épisodes, réalisée par Kirby Dick et Amy Ziering, disponible en France sur OCS.