Jean-Yves Le Fur, homme à fables
Self-made-man, grand séducteur, il fut à l’épicentre de la planète people durant des décennies. Son charme attirait les plus belles femmes du monde. Maïwenn, dont il est resté proche, lui avait consacré dans « Mon roi » un portrait ébloui et sombre. C’est elle qui a annoncé sa mort, survenue le 31 mars, à 59 ans. Son ami Simon Liberati lui rend hommage.
«Jean-Yves ? C’est Gatsby. » Combien de fois ai-je entendu la formule. Toujours dans la bouche d’une femme. Comme le héros de Fitzgerald, l’homme était flambeur et mystérieux avec un fond de romantisme taciturne. Une ironie dans le regard qui faisait partie de son charme. Il était loin d’être le playboy en parade qu’on imagine. Œil noir, pull-over noir en mohair, assis dans l’ombre à la table du fond, au Montana, la boîte-hôtel de Saint-Germain-des-Prés qu’il avait achetée pour recevoir ses amis, c’était le dernier qu’on apercevait derrière les bouteilles et les jolies filles, lui vous avait tout de suite repéré.
Belle voix grave, parfois tendre parfois menaçante, parfois les deux en même temps. Il avait ses têtes. Snob, mais quand il vous adoptait, c’était pour un bon moment. Fidèle et généreux. Difficile de résister à son charme, quand il s’extrayait de la banquette où l’on pouvait disparaître comme dans le terrier du lapin d’Alice, pour vous embrasser en vous disant : « Je ne t’ai pas vu depuis longtemps, c’est la preuve que tu dois aller bien… »
Quand je passais du temps perdu avec lui, contre son pull tout doux, j’aurais voulu être une fille pour qu’il me protège plus longtemps. Jamais vu un homme plus rassurant. Après une certaine heure, après les fêtes, après la Bentley et le parking de la rue de Rivoli dans son curieux grand appartement qui ressemblait à une succession de salons ou de salles d’attente, magazines impeccablement alignés sur des tables basses, une, deux, trois, jamais su dans laquelle on s’asseyait. Là vers 6 ou 7 heures du matin, soudain nihiliste, il pouvait dire : « Tu sais, au fond, j’en ai rien à foutre de rien. » Fin des confidences. À huit heures et demie, il avait rendez-vous avec quelqu’un de terrible, genre Patrick Le Lay de TF1, car surprise ! il travaillait. Et puis, le lendemain, il vous appelait pour aller au cinéma, hésitant, timide comme un enfant.
D’où venait l’argent ? Jamais su, jamais voulu savoir non plus. Toute âme a son secret. C’est le seul patron de journal féminin – « DS », « Numéro » , « Interlope » – capable d’intervenir pendant une garde à vue dans un commissariat de police, passer vous faire coucou et vous proposer son avocat ou de donner un coup de fil. Avant son arrivée, le commissaire roulait des yeux d’amoureuse en susurrant : « Il y a Jean-Yves qui vient ! » C’était en 2008, janvier. Je ne l’ai jamais oublié. Un prince charmant qui a les clés de la prison, c’est ce qu’on appelle un bon copain.
Une histoire d'amour ratée avec Stéphanie de Monaco
Les fiançailles rompues avec la princesse de Monaco lui avaient laissé de vraies blessures. Le mariage officiel avec Stéphanie annoncé pour l’été 1990 avait été annulé fin juin à la suite de révélations. Ce beau brun que personne ne connaissait vraiment avait menti à son futur beau-père, il n’était pas fils d’architecte parisien cossu, mais né à Créteil de Roger Le Fur, installateur de boucherie, et d’une certaine Rosy. En mars 1985, il avait fait un mois de prison à Fleury-Mérogis, numéro d’écrou 140.641.W, motif : vol, escroqueries, tentatives d’escroqueries, falsification de documents, obtention d’un récépissé par agent de police par fausse déclaration.
Après deux couvertures de Match et des fiançailles à 120 000 francs, il fut répudié. Sa réputation en avait pris un coup dès son entrée dans le monde. Les gens vous jugent à votre apparition et ne reviennent jamais sur leur jugement. Le Fur était étiqueté : homme à femmes un peu escroc, éventuellement dangereux. Pas de fumée sans feu : certains de ses amis proches, qui étaient présents au repas de fiançailles du restaurant Le Télégraphe, rue de Lille, n’étaient pas encore défavorablement connus du grand public international comme feu Jean-Luc Brunel, patron de Karin Models et fournisseur supposé d’Epstein en chair fraîche. À 26 ans, le beau gosse rusé, bien pourvu par la nature, comprit vite que sa réputation sulfureuse était définitive, alors il laissait dire et les femmes tombaient dans ses bras.
Après Stéphanie, Catherine Oxenberg, une autre princesse, héroïne du feuilleton « Dynastie ». Il s’était refait. Gatsby toujours… patron de presse et playboy. Deux bonnes idées : « Numéro », avec la talentueuse Babette Djian, et les portraits filmés de top models, minisérie vendue dans le monde entier, époque Karen Mulder. Sa grande force, c’était qu’il ne se fâchait pas avec ses amours, au contraire, il laissait un bon souvenir. Les femmes l’adoraient pour la vie. Les siennes et celles qui se déshabillaient pour lui. Son agence de com tournait bien, en partie grâce à Etam (le premier défilé en live). Quant à « Lui », ex-magazine de l’homme moderne, il a réussi à le relancer plutôt bien dans les premiers temps (époque Léa Seydoux ou Laeticia Hallyday).
L'art de la rupture
On lui enviait son secret. Pas la séduction, mais l’art de la rupture douce. Je lui avais posé la question, il m’avait fait un de ses petits sourires en coin. No comment. Lorsqu’une nouvelle fille était dans son viseur, rien d’autre n’existait. Il dégageait comme une sorte de rayon paralysant pour tout ce qui pouvait interrompre leur tête-à-tête. Je me souviens d’une photo volée de lui à Saint-Tropez avec Kate Moss ou Naomi. L’œil posé sur l’objectif du paparazzi, pile dans la cible… On ne voyait que ça. On oubliait le modèle. Il pouvait avoir de la brioche, perdre un peu ses cheveux, une barbe blanche, il restait aussi vif qu’un sniper du GIGN. Jamais l’air saoul, hagard ou défoncé, impeccable en dépit d’une hygiène de vie hédoniste.
La liste est longue de celles qui ont succombé : Karen Mulder, Laetitia Casta, Maïwenn, Marie Gillain, Sonia Sieff ou Malgosia, belle top model polonaise, mais avec quelque chose de mélancolique. La dernière fois que j’ai vu Jean-Yves au Montana, sur le rooftop, pour l’anniversaire de la fille d’un ami, il traînait avec Noomi Rapace et une nouvelle bande de jeunes parasites. Comme dans un Louis de Funès : le gendarme et les hippies.
Le poil blanc lui donnait un petit air de pacha oriental, moins inquiétant que le noir séducteur à la David Copperfield des photos de jeunesse. La barbe blanche, j’y reviens pour une anecdote : c’était en juillet 2012, Emmanuelle Alt (ex-bande Karen Mulder-Carla Bruni) m’avait demandé de faire le portrait de Jean-Yves pour un « Vogue » spécial Paris, comme c’était elle, malgré sa réserve, il avait cédé. Au Flore après deux poires williams, il m’avait raconté soudain des trucs incroyables qui sentaient le soufre et la poudre, les parents d’une top model très bien mariée depuis, qui avaient peur qu’elle se fasse mitrailler si elle sortait avec lui ; sa mère qui s’était tiré une balle de fusil dans la tête et d’autres que j’ai oubliés. Jamais vu cet ours aussi bavard. Je ramasse les cartouches, deux semaines passent, j’écris mon article, je lui envoie… un coup de téléphone… j’étais dans mon bain… Le Fur. Une voix d’outre-tombe : « Tu veux ma mort ? » Je ne proteste pas, je rigole. Il me dit : « Bon, on va faire affaire toi et moi. Je te laisse le suicide de ma mère mais tu m’enlèves la barbe blanche. » Dont acte.
Et avec cela un bon garçon avec ses aînés. Fidèle aux hommes qui l’avaient précédé dans la nuit. Lorsqu’il apprit qu’Hubert Boukobza, le roi déchu des Bains Douches, malade, vivait dans la misère au Maghreb, il était allé le récupérer et l’avait installé dans une chambre du Montana. Loin du luxe d’antan et de la bergerie des Sarkozy dans le XVIe où, avec Kirsten McMenany, il avait précédé Carla, Hubert, vieux morse aussi fou que Sid Vicious, s’était échoué dans un décor de l’architecte d’intérieur Vincent Darré pour ses dernières nuits sur terre. Beau geste d’un flambeur pour celui qui avait tout cramé.
L'amour de sa vie : son fils Diego
À la fin, casquette vissée sur la tête, l’homme en noir ne montra rien de ses douleurs, comme toujours. Après avoir lâché « Lui » et le Montana, il avait rebondi encore une fois avec un magazine de mode très pointu, « Interlope », confié (car il savait toujours s’entourer de femmes intelligentes) à son amie Jennifer Eymère (ex-« Jalouse »). Le directeur n’est autre que le grand amour de sa vie, son fils Diego. C’est pour lui montrer la Chine qu’il a fait son dernier voyage, qui s’est fini par un malaise à l’aéroport et un dernier soupir à l’Hôpital américain.
Je me souviens d’un soir, une nuit plutôt, à l’époque de « Mon Roi », le portrait que Maïwenn lui a consacré, il m’avait raconté qu’il avait emmené son fils dîner à Venise d’un coup de jet. Pour lui montrer la Salute dans la lumière du soir. Ecce homo. Pas étonnant qu’il laisse des dettes, c’est du moins ce qu’a annoncé Maïwenn à ses funérailles à Saint-Roch, tout en lui affrétant un corbillard Maserati.
Repose en paix mon cher, sans toi, la rue Saint-Benoît n’est plus tout à fait la même. Il manque ta belle voiture noire insolemment garée sur les clous. Une nuit, je t’avais demandé quel était ton idéal de vie quand tu étais gamin, tu avais réfléchi très longtemps, mais vraiment très longtemps, puis tu m’avais répondu : « Amicalement vôtre ». C’était mignon et ça t’allait comme un gant.