80e anniversaire du Débarquement de Normandie : Cobra, deux bavures et une surprise (guerre des haies 6/9)

Après le Débarquement de Normandie, le général Bradley peaufine un plan d’attaque tout en s'extirpant de la guerre des haies. C'est l'opération Cobra.

Cet article est réservé aux abonnés
La 30e division d’infanterie vient de se faire bombarder par sa propre aviation. Panique et colère dans les rangs.
La 30e division d’infanterie vient de se faire bombarder par sa propre aviation. Panique et colère dans les rangs. (©National Archives USA)
Voir mon actu

Sortir du bocage et de son dédale de haies qui fait payer à son armée un prix exorbitant : c’est l’obsession de Bradley en ce mois de juillet 1944. Avec Patton, arrivé d’Angleterre depuis le 6, et Collins, commandant du 7ème corps d’armée, Bradley peaufine un plan d’attaque depuis la mi-juillet.

Plutôt que d’attaquer frontalement l’ennemi sur toute la largeur du front comme il s’échine à le faire depuis des semaines, Bradley change de stratégie en choisissant cette fois-ci de frapper durement les Allemands sur un petit périmètre.

Puis il veut profiter des dégâts causés par l’aviation dans la défense ennemie pour faire s’engouffrer dans la brèche créée, infanterie et divisions blindées. A charge pour ces dernières de prendre de vitesse les Allemands et de foncer vers le sud. L’opération prend le nom de Cobra.

D’où vient ce nom  ? Le journaliste Ralph Ingersoll donne cette explication : « On raconte qu’un des stratèges de la 1re armée, pensant que les colonnes allaient attaquer puis encercler l’ennemi, cherchait le nom d’un serpent qui étouffât ses victimes. Mais le seul nom dont il pût se souvenir, était celui du cobra ».

Le correspondant de guerre Ernie Pyle est l’un des journalistes présents ayant assisté au bombardement de Cobra.

À lire aussi

Plusieurs atouts

Ça, c’est sur le papier. Ajoutons que sur le terrain, les Américains ont accumulé plusieurs atouts dans leur poche : l’invention de Culin qui dote les Sherman d’un coupe-haies, de meilleures liaisons entre l’aviation et l’artillerie (aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y avait pas jusqu’alors de coordination entre les deux armes).

Les informations données par la résistance sur la faiblesse des défenses allemandes. Et puis surtout, le fait que Bradley se convertisse aux bombardements stratégiques, jusqu’alors uniquement utilisés par les Anglais autour de Caen.

Vidéos : en ce moment sur Actu

Concrètement, Bradley, Patton et Collins pensent bombarder un périmètre de 5 km de long sur 2 de profondeur le long de la route menant de Saint-Lô à Périers, avec comme épicentre La Chapelle-Enjuger.

À lire aussi

1 800 bombardiers lourds

1 800 bombardiers lourds, 400 bombardiers moyens et 360 chasseurs-bombardiers doivent retourner la zone, avant que les six divisions de Collins (dont 2 blindées) entrent en scène.

Et pour faire bonne mesure, on déclenchera Cobra en même temps que Goodwood autour de Caen pour asphyxier les Allemands sur les deux points chauds du front.

Deux « bavures »

Première contrariété : la météo qui se dégrade et qui oblige le report de Cobra de plusieurs jours. Enfin, pour le 24 en début d’après-midi, c’est bon ! Mais le jour-dit, contrairement aux prévisions, le temps est couvert et la visibilité mauvaise.

A la dernière minute, on annule l’opération. Trop tard pour plusieurs escadrilles qui ont déjà pris l’air et foncent vers la Normandie. Impossible de les rappeler.

À lire aussi

Et malgré la mauvaise visibilité dont ils disposent, plusieurs bombardiers ouvrent leurs soutes à bombes au-dessus de l’objectif. Et les bombes tombent… sur la 30ème division d’infanterie américaine, qu’on avait pourtant fait prudemment reculer de 1 200 mètres : 25 morts et plus de 130 blessés.

À lire aussi

Évidemment, Bradley est furieux. D’autant plus que le terrain évacué par prudence a été aussitôt récupéré par les Allemands après le bombardement.

Il faudra des heures de combats aux Américains pour le récupérer et revenir sur leurs positions de départ… Malgré la déception, et bien décidé à percer, Bradley reprogramme l’opération pour le lendemain.

À lire aussi

Des bombes sur leurs propres troupes

Le 25, on prend les mêmes et on recommence. En milieu de matinée, l’aviation alliée revient à l’ouest de Saint-Lô pour enfoncer les défenses allemandes. D’abord les chasseurs-bombardiers, puis les bombardiers lourds et moyens qui se déchaînent. Au total, 4 000 tonnes de bombes « classiques » ainsi que des bombes au napalm.

Comme la veille, les bombardiers attaquent en perpendiculaire de la route Périers/Saint-Lô. Et comme la veille, ils larguent leurs bombes encore une fois sur leurs propres troupes !

Comme la veille, c’est encore la 30ème division d’infanterie qui prend, avec cette fois-ci, des pertes beaucoup plus importantes : 490 blessés, 111 morts dont une victime de choix : le général Lesley McNair, rien moins que le commandant en chef de l’armée de terre des États-Unis, venu dans le Cotentin en observateur…

À lire aussi

Un paysage de cauchemar

Le terrain qui reçoit le bombardement est retourné, comme au passage d’un ouragan. Parcourant la région quelques jours plus tard, l’abbé Toussaint, curé de La Chapelle-Enjuger, avance dans un paysage de cauchemar fait « d’entonnoirs énormes, de moignons d’arbres aux membrures arrachées, aux bras déchiquetés ».

Arrivé au bourg, « sauf une maison qui semble encore tenir debout, tout est en ruine. Il n’y a plus que des pans de murs. L’église n’a plus de toit, le clocher est décapité, les murs sont très ébranlés. Le cimetière est affreusement mutilé et retourné ».

À lire aussi

Il poursuit son récit : « Ce ne sont pas seulement les croix, en grand nombre, qui sont brisées ou renversées, mais les tombes même qui sont labourées par des bombes sans pudeur. Il y a des morts qu’il faudra enterrer une seconde fois ».

"Au moins 70 % de mes hommes étaient tués, blessés, abrutis ou inertes"

Et les Allemands, premières cibles de ce terrible bombardement ? Le général Bayerlein, commandant de la division Panzerlehr qui se trouve en première ligne ce jour-là, parle « d’un paysage lunaire. Au moins 70 % de mes hommes étaient tués, blessés, abrutis ou inertes. Tous mes chars avancés furent mis hors de combat, les routes étaient pratiquement infranchissables ».

En réalité, les pertes allemandes sont moins importantes que les chiffres donnés par Bayerlein. Mais le choc éprouvé par ses soldats est bien réel : Bayerlein parle ainsi de plusieurs de ses hommes devenus fous, « courant en tous sens, jusqu’au moment où ils étaient fauchés ».

Le désespoir d’Eisenhower

Partant de la route Périers/Saint-Lô, les fantassins de Collins avancent dans l’après-midi. Théoriquement, le bombardement a fait place nette.

Mais des positions allemandes tiennent encore et retardent la progression des Américains. Au soir, quand les troupes s’arrêtent, elles n’ont guère avancé que d’un ou deux kilomètres, libérant Hébécrevon et Montreuil-sur-Lozon.

Mais Marigny, La Chapelle-Enjuger et Saint-Gilles qui étaient les objectifs du jour, sont encore loin.

À lire aussi

Le soir du 25, Eisenhower broie du noir. Après les deux erreurs consécutives de l’aviation qui ont coûté la vie à des centaines des leurs, les hommes de Collins n’ont pas été payés de leurs efforts.

Et pour couronner la journée, les Canadiens se sont aussi fait tailler en pièces au sud de Caen. En tout cas, une chose est certaine : plus jamais les Américains n’auront recours aux bombardements stratégiques !

Ce qu’Eisenhower ne sait pas encore, c’est que les défenses allemandes sont bel et bien enfoncées au soir du 25. Très réaliste sur la situation, Von Kluge, commandant en chef à l’ouest, a annoncé à Berlin que le front était percé. Une première en Normandie.

« Un son de mort »

Le correspondant de guerre Ernie Pyle est aux premières loges pour assister au bombardement de Cobra.
« Les bombardiers en piqué ont mis en plein dans le mille. Leur objectif se situait à environ 800 mètres devant nous. Où que vous regardiez, des formations d'avions amorçaient leur descente ou leur remontée, viraient pour entamer leur piqué, ou tournaient en rond, tournaient en rond, tournaient en rond au-dessus de nous en attendant leur tour.
Dans l'air saturé, on distinguait les bruits perçants des bombes en train d'éventrer la terre, le déchiquetage des mitrailleuses et le hurlement déchirant des avions piquant vers le sol. Ça pétait de partout, mais en même temps, on pouvait distinguer chaque bruit comme quand dans une symphonie, on repère les dissonances et les paroles gutturales.
Et puis un son nouveau s'immisça graduellement dans nos oreilles, un son grave et d'un seul tenant, sans modulation. Juste l'irruption énorme et lointaine d'un son de mort. C'était les bombardiers lourds.
Leur progression dans le ciel était lente et étudiée. Je n'ai jamais connu une tempête, une machine, ou même la résolution d'un homme qui dégage une telle impression de terrible implacabilité.
Et puis les bombes tombèrent. Devant nous, on entendit comme du pop-corn éclater et presqu'aussitôt derrière, ce bruit enfla en un vacarme si colossal qu'il paraissait à lui seul destiné à annihiler tout ce qui se trouvait devant nous.
A partir de ce moment, et pendant une heure et demie qui concentrait en elle tous les malheurs du siècle, ce fût une pluie de bombes. Un mur de fumée et de poussière s'éleva haut dans le ciel.
Désormais, nous étions plongés dans un indescriptible chaudron où se mélangeaient tous les sons. On ne discernait plus les bruits entre eux. Le rugissement des moteurs dans le ciel et le grondement des bombes devant nous remplissaient tout l'espace et ne laissaient plus la place à aucun autre bruit. Nous avions même du mal à entendre notre artillerie lourde qui s'activait pourtant tout autour de nous ».

.

Suivez toute l’actualité de vos villes et médias favoris en vous inscrivant à Mon Actu.

Dernières actualités

La Presse de la Manche

Voir plus
Le Journal jeudi 2 mai 2024 Lire le journal
La Presse de la Manche, Une du jeudi 2 mai 2024