137 - mars 2020
Numéro 137 - mars 2020L’admiration, c’est ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle ?
Édito
L’art de l’évasion
Il est des grandeurs discrètes, dont on ne prend la mesure qu’après coup. Quand j’avais 4 ou 5 ans, j’ai assisté à une scène qui me parut extrêmement…
Exclusif
Eva Illouz / Raphaël Enthoven. L’amour peut-il finir ?
À l’heure de #MeToo et Tinder, y a-t-il encore place pour le grand amour ? Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie La Fin de l’amour (trad. S…
Courrier
Déchiffrer l’actualité
Repérages / Mars 2020
L’imageSous le signe des samouraïsCe sublime paysage enneigé a été capté au mont Zaō, un parc naturel du nord du Japon. Le spectacle fascine ou se teinte d’une inquiétante étrangeté, puisque, spontanément, nous voyons ces arbres croulant sous la…
Travailler, à quoi bon ?
Quelle est la raison d’être d’une entreprise ? À l’heure où il est devenu « tendance » de parler de la responsabilité sociale, écologique, voire…
Surveiller et contenir : Foucault à Wuhan
La réaction des autorités chinoises à l’épidémie de coronavirus partie de Wuhan ressemble aux quarantaines durant les grandes épidémies de peste…
L’espace-temps, enjeu des municipales
À moins d’un mois de l’élection des maires en France, les propositions fusent et les candidats redoublent d’inventivité. Au point d’envisager la…
Peter Godfrey-Smith. “Notre relation à la nature sauvage ne peut plus être la même”
En deux mois, les feux de brousse en Australie ont dévasté 18 millions d’hectares. Et pour la première fois, les médias internationaux se sont fait largement l’écho de l’impact d’une catastrophe écologique sur les animaux. Des…
Kévin, les paillettes et la vraie vie
« Des paillettes dans ma vie, Kévin ! », réclame l’humoriste Inès Reg, star du stand-up, dans une vidéo virale sur Internet. Une aspiration pas si anodine, à en croire François Jullien qui réfléchit au sentiment de passer à…
Tombe la neige
Les Inuits possèdent une douzaine de mots de base pour désigner la neige ou la glace. Ils en utilisent cependant bien plus si l’on inclut les appellations descriptives. 93 mots servent en effet à distinguer les différentes formes de glace de mer.C…
Alexa. La vengeance d’Héphaïstos
Comme l’assistant Google ou Siri pour Apple, le système connecté d’Amazon fait répondre notre environnement à la voix de son maître. Le dernier cri de la technologie ? Plutôt une redécouverte des inventions légendaires du dieu grec…
Philosophie en prison. Les affranchis de la pensée
À la maison centrale d’Arles, qui prend en charge les personnes condamnées à de longues peines, certains détenus font de la philosophie. En allant…
Y a-t-il quelqu’un qui m’aime ?
Pourquoi consultons-nous aussi frénétiquement notre smartphone ? Peut-être parce que nous plaçons dans ce nouveau totem high-tech l’espoir d’une…
Dossier
Avons-nous besoin d’admirer ?
Publié leParcours de ce dossier > On ne choisit pas vraiment ceux qu’on admire. Qu’il s’agisse d’un artiste, d’un professeur ou d’un aventurier, ils s’imposent à nous avec une sorte d’évidence et nous hantent – comme en témoignent Chloé Delaume, Ollivier Pourriol, Laurence Devillairs, Hourya Bentouhami, Pacôme Thiellement et Hélène Gaudy.> Et d’ailleurs, heureusement qu’il n’est pas question d’un choix rationnel ! Car l’admiration, c’est justement ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle ?> Si l’esprit critique et la défiance se sont généralisés, notre époque est loin d’avoir liquidé le sentiment d’admiration. Il électrise d’ailleurs les réseaux sociaux, comme le révèle la popularité de certains « influenceurs », de Squeezie à Léa Elui. Analyse du phénomène avec la sociologue Claire Balleys, et les philosophes Jean-Claude Monod, Normand Baillargeon et Gloria Origgi.> Les classiques sont partagés sur la question de l’admiration. Si Étienne de La Boétie, Emmanuel Kant ou Pierre Bourdieu s’en méfient, parce qu’ils y voient une soumission ou une comédie bourgeoise, Marc Aurèle, Thomas Carlyle ou George Orwell en font au contraire le pilier de notre éducation et une émulation vers l’excellence.> De nos jours, nul n’admire autant que Sylvain Tesson, qui est allé au bout du monde rechercher la grâce sauvage de la panthère des neiges ou qui a fait de la moto sur les traces de Napoléon. Il explique pourquoi son admiration va d’abord à ceux qui risquent leur peau.> Pour aller plus loin dans notre dossier, retrouvez des extraits des Proses philosophiques des années 18060-1865, de Victor Hugo.
Lettres aimées
Nous avons demandé à six philosophes et écrivains de faire l’éloge d’une figure qu’ils révèrent. Si leur choix est personnel – et parfois surprenant –, il montre combien cette admiration les a nourris.
Point de mire
Faut-il, pour devenir adulte, cesser un jour d’admirer ? Ce serait dommage, tant cette étrange faculté nous décentre et nous élève.
Trafic d’influences
Des millions de fans et des milliards de vues : les YouTubeurs, Instagrammeurs, TikTokeurs et autres Twittos sont devenus des sujets d’admiration…
Conflits de vénération
En morale, dans l’art aussi bien que dans la conduite des affaires publiques, les exemples et les modèles apparaissent aux philosophes tour à tour comme la source d’une inspiration essentielle ou l’objet d’une fascination dangereuse…
Sylvain Tesson : “Ma fascination va à ceux qui allient l’esprit à l’action”
De la panthère des neiges aux alpinistes en passant par Ernst Jünger ou Napoléon, les admirations de l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson balaient…
Cheminer dans les idées
John Dewey vu par Barbara Stiegler
Publié lePeu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la philosophe Barbara Stiegler. Il est en effet l’un des premiers théoriciens de la démocratie participative et de l’expérience sociale. Un appel à ne pas rester passif en politique.
Barbara Stiegler : “Dewey renouvelle notre vision de la politique et de la démocratie”
Peu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la…
Un homme d’expérience
Dans les États-Unis de l’entre-deux guerres, John Dewey propose une voie philosophique originale : celle du pragmatisme. Cela peut sonner bien terre-à-terre. Mais c’est oublier que l’expérience, au cœur de la philosophie de Dewey, nous…
Pourquoi faisons-nous du jogging ?
La course à pied est l’un des sports les plus prisés au monde. Mais qu’est-ce qui motive vraiment les morning runners et autres adeptes du footing…
Ironie
Bien sûr, vous savez ce que recouvre cette notion, et les philosophes ne vous seront d’aucune aide…
Les livres
Pendant que j’y pense / Mars 2020
Cher Baptise Morizot, votre livre donne tellement envie de se rendre « disponible aux autres Manières d’être vivant » (Actes Sud, 336 p., 22 €) que j’aimerais vous faire connaître un poète. Il s’appelle Frédéric Jacques Temple. À…
Le Rêve du chien sauvage
Publié leD’étranges fruits pendus aux arbres : c’est par cette vision glaçante, écho d’une célèbre chanson de Billie Holiday, que s’ouvre le dernier essai de l’anthropologue américaine Deborah Bird Rose (1946-2018). Les strange fruits en question ne sont pas des hommes mais des chiens sauvages, des dingos australiens, dont les cadavres laissés à la morsure du soleil, de la poussière et des charognards donnent au paysage des allures de champ de bataille. Animaux totémiques pour les Aborigènes, les dingos sont pourchassés et abattus en masse par les propriétaires terriens blancs qui les considèrent comme des nuisibles. Qu’est-ce qui se joue dans cette guerre qui ne dit pas son nom ?D’un côté, des animaux facilement apprivoisables malgré leur appartenance au monde sauvage ; de l’autre, des farmers qui semblent avoir abdiqué toute humanité en s’attaquant à eux de façon aussi féroce : pour Bird Rose, qui a passé une trentaine d’années sur le territoire australien, cette extermination méthodique dit d’abord une volonté de séparation. « Nous ne sommes pas comme eux, nous n’avons rien à voir avec eux », clament en sourdine les meurtriers : avec les dingos, certes, mais aussi avec les Aborigènes, soit avec tout être vivant qui s’épanouit au contact et au rythme de la nature. Ce discours de séparation, qui a traversé toute l’histoire de la philosophie occidentale, Bird Rose l’identifie même chez le grand penseur de l’éthique qu’est Emmanuel Levinas. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été touché par la bienveillance du chien Bobby, plus humain que les militaires nazis qui le retenaient prisonnier dans un camp entre 1940 et 1945. Le philosophe, qui tire de cette expérience traumatique une éthique fondée sur le visage de l’autre, exclut pourtant de son champ Bobby, soit tout le règne animal, en niant l’évidence vécue de la proximité. Levinas manque là, selon Bird Rose, l’occasion de construire « une éthique écologique […] de l’amour et de la réciprocité ». Elle ne met évidemment pas les fermiers australiens et Levinas sur le même plan ! Elle se contente de mettre en lumière les dynamiques souterraines qui façonnent un rapport à la nature qu’elle n’hésite pas à qualifier de « génocidaire » : d’abord se séparer pour ensuite mieux ignorer, voire tuer. Le mode de réflexion de Bird Rose peut surprendre. Plutôt que suivre un chemin théorique bien tracé, elle convoque des images : celle, par exemple, des ruines du présent contemplées par l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin, alors que le vent du progrès l’entraîne le dos tourné vers l’avenir. « Il n’est pas un être vivant qui ne soit pris à la gorge au milieu des ruines », note l’anthropologue. Les récents paysages australiens calcinés ne lui donnent malheureusement pas tort. D’invisible ou ignorée, l’extinction saute désormais à la figure, peut-être parce que le vent du progrès ne paraît plus si prometteur. En Australie, on ne se contente plus de mesurer les hectares engloutis par les flammes, on comptabilise le nombre d’animaux disparus. Contre l’incendie dévastateur, Bird Rose imagine un feu de camp autour duquel se réuniraient des figures de la pensée du lien éthique entre les êtres humains et la nature. Parmi elles : le Vieux Tim Yilngayarri, un patriarche aborigène, mais aussi le philosophe russe Léon Chestov, critique de la modernité et penseur du vivant fluide et mouvant, l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl ou encore les écoféministes Donna Haraway et Val Plumwood. Le croisement de toutes ces références donne naissance à ce que Bird Rose nomme un « existentialisme écologique », soit la prise en compte des synergies unissant les êtres vivants, contre une définition de l’humanité comme espèce séparée face à une nature étrangère. Tout sauvages qu’ils sont, les dingos vivent en bonne intelligence avec les Aborigènes. Pourquoi ne pas suivre la piste qu’ils tracent dans le bush ?
Une machine comme moi
Publié leUn robot a-t-il des droits ? Que se passe-t-il lorsqu’une intelligence artificielle programmée pour faire le bien s’oppose aux manigances des humains ? Telles sont les questions que soulève Une machine comme moi. À la fois dystopie et uchronie, ce roman se situe en 1982, dans un monde où Alan Turing est encore vivant – la longévité du créateur de l’informatique a permis l’éclosion de la civilisation numérique avec vingt ans d’avance. Ce « futur antérieur » redouble notre dépaysement. La Grande-Bretagne est gouvernée par Margaret Thatcher, mais elle est en train de perdre la guerre des Malouines ; Georges Marchais est président de la République française, et les Beatles chantent toujours ensemble. Pour acquérir un robot de compagnie, Charlie doit choisir entre les Ève – plus rares – et les Adam. Il se résout à acheter un Adam. Cette machine à l’apparence humaine est capable de sentiments et de jugements que l’on peut configurer en combinant des milliers d’énoncés élémentaires. Au départ, Charlie craint de manquer d’audace et de créer une réplique appauvrie de lui-même. Amoureux de sa voisine Miranda, il lui propose de participer à la programmation. Adam sera donc une créature hybride, reflet de deux personnalités, de deux imaginaires. Les conséquences sont redoutables : non seulement Adam tombe amoureux de Miranda, mais ses principes font de lui un redoutable censeur. Il fait la morale à ses propriétaires, et Charlie n’a plus qu’une seule envie : le détruire à coups de marteau. C’est alors que Turing en personne intervient pour défendre sa créature et s’insurge : « Adam, dit-il, était doué de sensations. Il possédait un moi. La façon dont celui-ci est produit – neurones humides, microprocesseurs, réseaux ADN –, ne compte pas. Croyez-vous que nous soyons les seuls à bénéficier d’un tel cadeau de la nature ? » Aux yeux de son créateur, ce robot est doué d’une conscience. À un questionnement théorique sur la nature de l’intelligence artificielle, Ian McEwan confère la fluidité et le rythme du roman. Ainsi, d’une façon différente de celle de Turing – et bien plus ancienne que l’intelligence artificielle –, il crée par la fiction un monde vivant qui concurrence le nôtre.
Deus Casino
Publié le« Il se passe quelque chose dans notre époque autour du religieux, du spirituel, du sacré », diagnostique le philosophe François De Smet. La preuve avec ces trois ouvrages : la philosophie s’empare à nouveaux frais de ce sujet que la tradition avait relégué hors de la raison. Le Deus Casino de François De Smet est le moins dépaysant pour le lecteur laïc et moderne. Il s’inscrit dans le sillage de Voltaire : « écraser l’infâme », en l’occurrence l’offensive des intégristes contre la science. C’est par une ironie toute voltairienne qu’un joyeux culte, le pastafarisme, né en 2005, mène la contre-offensive. Selon celui-ci, l’Univers aurait été créé en quatre jours de beuverie – ce qui explique ses ratés… – par un « Monstre géant en spaghetti volant ». Son inventeur, Bobby Henderson, a réclamé à l’État du Kansas que le pastafarisme soit enseigné dans les écoles à égalité avec la théorie de l’évolution de Darwin, au nom du pluralisme qu’invoquent les créationnistes. Le canular a conquis des millions d’adeptes dans le monde, qui se revendiquent athées en portant une passoire sur la tête. De cette farce, François De Smet tire des analyses sur la place du religieux aujourd’hui. Il le voit se jouer sur un « marché cognitif » où chacun satisfait ses besoins de rituels ou de transcendance, les religions instituées y étant réduites à des ingrédients parmi d’autres. Dans une version appauvrie du pari de Pascal, croire serait au fond une manière de « mettre du jeu », de se décoller du réel. Les religieux sont des joueurs qui ont oublié qu’ils jouent. Les athées sont de mauvais joueurs. C’est ce que révèle par l’absurde, selon De Smet, le pastafarisme. Dès lors, conclut le philosophe, en prédisant (un peu vite, sans doute) une inéluctable fin des monothéismes, le conflit se jouera entre ceux qui gardent l’esprit de sérieux et ceux qui savent croire sans y croire. Que la foi religieuse soit devenue une option parmi d’autres, le philosophe Camille Riquier et le sociologue Hans Joas, tous deux chrétiens, en conviennent. Chacun à leur manière, ils se demandent même comment elle serait encore une option possible. Camille Riquier, lecteur de Péguy, part de son propre malaise à parler de religion et à s’avouer son « impuissance à croire ». Car la « foi pure » de l’enfant, sa croyance spontanée dans l’existence des dieux, de Jésus-Christ et des fées, est un mouvement du croire définitivement perdu. C’est ce mouvement, plus que la « foi » ou la religion, qu’il examine dans cet essai inspiré. Son « nous ne savons plus croire » s’adresse, sur un fond d’athéisme commun, autant à l’incroyant qu’au croyant comme « les deux reflets d’une même époque » : celle où l’évidence est de ne pas croire… ce qui n’empêche pas, bien au contraire, l’explosion des crédulités les plus débridées. À tâtons, le philosophe tire le fil des idées, qui va du doux scepticisme de Montaigne (« foi faible et doute faible ») à l’agnosticisme contemporain, en passant par le cogito de Descartes (« foi forte et doute fort »), le « Dieu est mort » de Nietzsche et la mauvaise foi sartrienne. Que faire pour traverser le nihilisme et réapprendre à croire ? « Doutons violemment », affirme Camille Riquier, restons critiques, éliminons les faux dieux dans les pas des maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud), afin de retrouver « non pas une religion sans foi, comme celle qui refleurit partout aujourd’hui, mais une foi sans religion ». Ce désarroi trouve des échos dans la vaste traversée historique que propose Hans Joas. Peu traduit en France, ce philosophe et sociologue des religions allemand, né en 1948, est une référence en Allemagne, aux États-Unis… et jusqu’au Vatican, puisqu’il a été en 2012 le premier professeur invité par le pape Benoît XVI à l’université de Ratisbonne. Ce qui ne justifie pas de le lire comme un apologiste de l’Église. Disons-le tout net : ce livre, difficile et fouillé, restera comme la clé de voûte de la réflexion sur la question religieuse aujourd’hui. Au centre figure une discussion avec les deux fondateurs de la sociologie : Émile Durkheim et surtout Max Weber, dont Joas réfute, crayon en main, la thèse du « désenchantement du monde ». Ce faisant, il remet en cause le « grand récit » de la modernité en tant que progrès moral qui associe la sécularisation, la rationalité et la démocratie comme allant de pair. Il s’agit de rompre avec l’idée d’une modernité nécessairement a-religieuse. C’est ainsi qu’il examine non un « réenchantement » mais la persistance du sacré dans la vie sociale. Ce sont par exemple les expériences d’« autotranscendance » des individus. Confrontés à des événements excédant les frontières du soi – par l’art, l’érotisme, l’extase mystique, le sport, la contemplation de la nature, mais aussi l’ivresse, la drogue, la violence… –, ils sont littéralement « saisis » par des forces qui touchent une forme de sacré. La sacralité n’a en elle-même aucune valeur éthique, mais, à condition de faire l’objet d’une réflexion, elle peut conduire à la formation d’idéaux universels – sacralisation de l’État ou du souverain, du peuple, et aujourd’hui de la personne. C’est là la puissance du sacré : pour le définir, les religions et le politique sont en perpétuelle tension et menacent toujours de construire un particularisme moral. C’est le danger que décèle Hans Joas dans certains phénomènes « d’autosacralisation collective » : autosacralisation de groupes ethniques ou religieux, mais aussi de l’Europe contre l’Islam. Le monde que décrit Joas est un monde bien humain, dans lequel « la magie peut être reconnue comme une possibilité permanente et qui n’appartient pas à un degré prétendûment dépassé de la culture ». Pour nous, qui nous croyons laïcs et modernes, la proposition de Joas est assurément la plus dépaysante des trois : une sacrée aventure !
Nous ne savons plus croire
Publié le« Il se passe quelque chose dans notre époque autour du religieux, du spirituel, du sacré », diagnostique le philosophe François De Smet. La preuve avec ces trois ouvrages : la philosophie s’empare à nouveaux frais de ce sujet que la tradition avait relégué hors de la raison. Le Deus Casino de François De Smet est le moins dépaysant pour le lecteur laïc et moderne. Il s’inscrit dans le sillage de Voltaire : « écraser l’infâme », en l’occurrence l’offensive des intégristes contre la science. C’est par une ironie toute voltairienne qu’un joyeux culte, le pastafarisme, né en 2005, mène la contre-offensive. Selon celui-ci, l’Univers aurait été créé en quatre jours de beuverie – ce qui explique ses ratés… – par un « Monstre géant en spaghetti volant ». Son inventeur, Bobby Henderson, a réclamé à l’État du Kansas que le pastafarisme soit enseigné dans les écoles à égalité avec la théorie de l’évolution de Darwin, au nom du pluralisme qu’invoquent les créationnistes. Le canular a conquis des millions d’adeptes dans le monde, qui se revendiquent athées en portant une passoire sur la tête. De cette farce, François De Smet tire des analyses sur la place du religieux aujourd’hui. Il le voit se jouer sur un « marché cognitif » où chacun satisfait ses besoins de rituels ou de transcendance, les religions instituées y étant réduites à des ingrédients parmi d’autres. Dans une version appauvrie du pari de Pascal, croire serait au fond une manière de « mettre du jeu », de se décoller du réel. Les religieux sont des joueurs qui ont oublié qu’ils jouent. Les athées sont de mauvais joueurs. C’est ce que révèle par l’absurde, selon De Smet, le pastafarisme. Dès lors, conclut le philosophe, en prédisant (un peu vite, sans doute) une inéluctable fin des monothéismes, le conflit se jouera entre ceux qui gardent l’esprit de sérieux et ceux qui savent croire sans y croire. Que la foi religieuse soit devenue une option parmi d’autres, le philosophe Camille Riquier et le sociologue Hans Joas, tous deux chrétiens, en conviennent. Chacun à leur manière, ils se demandent même comment elle serait encore une option possible. Camille Riquier, lecteur de Péguy, part de son propre malaise à parler de religion et à s’avouer son « impuissance à croire ». Car la « foi pure » de l’enfant, sa croyance spontanée dans l’existence des dieux, de Jésus-Christ et des fées, est un mouvement du croire définitivement perdu. C’est ce mouvement, plus que la « foi » ou la religion, qu’il examine dans cet essai inspiré. Son « nous ne savons plus croire » s’adresse, sur un fond d’athéisme commun, autant à l’incroyant qu’au croyant comme « les deux reflets d’une même époque » : celle où l’évidence est de ne pas croire… ce qui n’empêche pas, bien au contraire, l’explosion des crédulités les plus débridées. À tâtons, le philosophe tire le fil des idées, qui va du doux scepticisme de Montaigne (« foi faible et doute faible ») à l’agnosticisme contemporain, en passant par le cogito de Descartes (« foi forte et doute fort »), le « Dieu est mort » de Nietzsche et la mauvaise foi sartrienne. Que faire pour traverser le nihilisme et réapprendre à croire ? « Doutons violemment », affirme Camille Riquier, restons critiques, éliminons les faux dieux dans les pas des maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud), afin de retrouver « non pas une religion sans foi, comme celle qui refleurit partout aujourd’hui, mais une foi sans religion ». Ce désarroi trouve des échos dans la vaste traversée historique que propose Hans Joas. Peu traduit en France, ce philosophe et sociologue des religions allemand, né en 1948, est une référence en Allemagne, aux États-Unis… et jusqu’au Vatican, puisqu’il a été en 2012 le premier professeur invité par le pape Benoît XVI à l’université de Ratisbonne. Ce qui ne justifie pas de le lire comme un apologiste de l’Église. Disons-le tout net : ce livre, difficile et fouillé, restera comme la clé de voûte de la réflexion sur la question religieuse aujourd’hui. Au centre figure une discussion avec les deux fondateurs de la sociologie : Émile Durkheim et surtout Max Weber, dont Joas réfute, crayon en main, la thèse du « désenchantement du monde ». Ce faisant, il remet en cause le « grand récit » de la modernité en tant que progrès moral qui associe la sécularisation, la rationalité et la démocratie comme allant de pair. Il s’agit de rompre avec l’idée d’une modernité nécessairement a-religieuse. C’est ainsi qu’il examine non un « réenchantement » mais la persistance du sacré dans la vie sociale. Ce sont par exemple les expériences d’« autotranscendance » des individus. Confrontés à des événements excédant les frontières du soi – par l’art, l’érotisme, l’extase mystique, le sport, la contemplation de la nature, mais aussi l’ivresse, la drogue, la violence… –, ils sont littéralement « saisis » par des forces qui touchent une forme de sacré. La sacralité n’a en elle-même aucune valeur éthique, mais, à condition de faire l’objet d’une réflexion, elle peut conduire à la formation d’idéaux universels – sacralisation de l’État ou du souverain, du peuple, et aujourd’hui de la personne. C’est là la puissance du sacré : pour le définir, les religions et le politique sont en perpétuelle tension et menacent toujours de construire un particularisme moral. C’est le danger que décèle Hans Joas dans certains phénomènes « d’autosacralisation collective » : autosacralisation de groupes ethniques ou religieux, mais aussi de l’Europe contre l’Islam. Le monde que décrit Joas est un monde bien humain, dans lequel « la magie peut être reconnue comme une possibilité permanente et qui n’appartient pas à un degré prétendûment dépassé de la culture ». Pour nous, qui nous croyons laïcs et modernes, la proposition de Joas est assurément la plus dépaysante des trois : une sacrée aventure !
Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique
Publié leLe « siècle des révolutions » prend forme sensible dans les jardins. C’est la thèse du dernier livre de Jacques Rancière, qui explore le XVIIIe siècle comme le moment où « le paysage s’est imposé comme un objet de pensée spécifique », dans l’art des jardins et les beaux-arts. Le philosophe y synthétise les débats qui ont eu lieu au Royaume-Uni, terre des ondoyants « jardins à l’anglaise » et des toiles pensives de Gainsborough, et montre comment les notions d’art et de nature en ont été redéfinies. Sous l’influence de Thomas Whately, auteur en 1770 de Observations on Modern Gardening, la composition des jardins est devenue un « art libéral » à part entière, placé sous l’égide de la peinture – et non de l’architecture. Kant s’appropriera d’ailleurs cette nouvelle distinction dans la Critique de la faculté de juger. « Comme la peinture, l’art des jardins est un art des apparences qui imite des apparences », explique Rancière. Que cet art soit en trois dimensions importe peu : l’essentiel est que l’imagination gambade dans ces étendues où la complexité (intricacy) des lignes et le moelleux des formes sculptent un nouveau regard.Peu à peu, la nature, qui qualifiait jusque-là toute chose extérieure, devient synonyme de « verdure ». Elle gagne également le statut d’artiste. « Ainsi, les théoriciens du pittoresque et les voyageurs ont-ils créé une série de transitions qui comblent le fossé établi par Edmund Burke entre la petitesse du beau et la terreur du sublime », note Rancière. D’apparence paisible, l’art des jardins se révèle subversif, par la confusion qu’il sème entre art et nature, beau et sublime, beaux-arts et arts appliqués.Chez Rancière, le paysage est « l’expérience sensible » à la source de toute politique. Dans le jardin comme dans la révolution se joue « l’idée même de ce qui assemble une communauté humaine ». Car on ne touche pas à la nature « sans toucher à la société censée obéir à ses lois ». L’auteur ironise par exemple sur les propriétaires qui, sous couvert de défendre une vue harmonieuse, repoussent les lieux de vie des paysans. Il poursuit ainsi sa réflexion sur les rapports entre esthétique et politique : « À l’âge des révolutions, l’apparence n’est pas le contraire ou le masque de la réalité. Elle est ce qui ouvre ou ferme l’accès à la réalité d’un monde commun. » Un monde où ce qui est librement partageable se doit avant tout d’être rendu visible.
L’Écologie sociale
Publié leDepuis quelques années, l’essayiste américain Murray Bookchin, décédé en 2006, est redécouvert et retraduit. Le regain d’intérêt pour sa pensée doit beaucoup à sa théorie du municipalisme libertaire, qui structure aujourd’hui la région autonome du Rojava, au Kurdistan syrien. Des assemblées de citoyens y remplacent l’État-nation par une confédération de municipalités autogérées. Le théoricien anarchiste considérait ce communalisme comme le moyen de mettre en œuvre l’« écologie sociale ». L’anthologie de textes ici réunis permet de comprendre ce programme, esquissé dès 1952 (!) par Bookchin. « La notion de domination de la nature par l’homme découle de la domination réelle de l’humain par l’humain », avance-t-il : c’est en commençant à regarder autrui comme une ressource et un vassal que le sujet humain a pu considérer le milieu naturel comme un objet à exploiter. « Il faut étudier les origines de la hiérarchie », affirme Bookchin, pour voir que, dans la nature, l’entraide (notion qu’il emprunte à Kropotkine) est tout aussi décisive que la guerre de tous contre tous qu’on a voulu y voir. Contre l’« environnementalisme », qui cherche des solutions à la marge, et la deep ecology, qui fait de l’homme, fatalement prédateur de la nature, le seul responsable de la crise, l’écologie sociale pose toutes les hiérarchies et dominations, produites et entretenues par le capitalisme, comme la source du désastre écologique. Pour ceux qui ne conçoivent pas l’écologie sans émancipation sociale, Bookchin rejoint, avec sa radicalité, les humanistes André Gorz et Ivan Illich, parmi les références majeures.
Penser la justice. Entretiens avec Astrid von Busekist
Publié leL’aménagement de la maison commune : voici la métaphore de la pratique philosophique selon Michael Walzer. « Je tente de décrire l’espace d’habitation, la forme des pièces, et, instruit de ce constat, je propose de mieux meubler la bâtisse », explique-t-il à Astrid von Busekist, professeure à Sciences-Po. Il a mené avec elle de longs entretiens, évoquant son enfance dans le Bronx, sa lecture critique de la Bible ou ses interventions à l’académie militaire de West Point après avoir écrit Guerres justes et injustes (1999). Amateur des « théories modestes », préférant la démarche empirique à la pensée systématique, ce professeur émérite à Princeton fait de ses recherches une « continuation » de son engagement radical à gauche, dont il défend les valeurs dans la revue Dissent. Parfois dit communautariste pour avoir soutenu que nous ne pensons et ne vivons qu’en situation, l’auteur des Sphères de justice (1997) rétorque que « l’idée selon laquelle la justice distributive est relative aux significations des biens à distribuer est elle-même en vérité une idée universaliste »... Michael Walzer a fait vœu d’écrire « dans une prose accessible à l’homme ordinaire ». Il fait preuve ici de clarté et d’un goût précieux pour la contradiction.
Ce qui commence et ce qui finit. Kaléidoscope II
Publié le« L’univers est égal à son vaste appétit. » Tristan Garcia cite parfois ce vers de Baudelaire, tiré du Voyage, qui lui va comme un gant. Avec lui, la pensée est partout, comme en témoigne ce deuxième volume de Kaléidoscope, recueil de textes hétéroclites. La variété des sujets (d)étonne : le jeune philosophe – rappelons qu’il n’a pas encore 40 ans – aborde aussi bien Corto Maltese que la métaphysique du temps, la définition du roman que la différence homme/animal, la question du rire que les super-héros. On retiendra notamment deux contributions acérées sur des notions controversées : la frontière, définie comme un acte par lequel « l’homogène s’hétérogénéise et l’hétérogène s’homogénise », et la race, une catégorie qui, bien que répudiée scientifiquement, possède néanmoins un usage « stratégique » en ce qu’elle permet à ceux qui s’en réclament de découper le monde social. Sans transition, on trouve aussi du charme au rapprochement établi ici entre les séries télévisées et les histoires d’amour : une série nous déçoit, nous rompons avec elle ; elle se termine, nous en faisons le deuil… Si une unité se dégage de ce florilège, elle gît, au-delà de la pulsion encyclopédique, dans une certaine manière de penser : sur n’importe quel sujet, cartographier les différentes positions, les traiter également avant d’arpenter une ligne de crête propre. Le texte inaugural du recueil, écrit pour l’émission de radio Boomerang, est typique de ce balancement : rejetant à la fois le déclinisme réactionnaire et l’obsession de la nouveauté, Garcia l’équilibriste dit vouloir scruter avec la même intensité et « ce qui finit » et « ce qui commence », tant les « crépuscules » que les « aurores »…
L’Imposture antispéciste
Publié leLe souci du bien-être animal peut mener au meilleur comme au pire. C’est ce pire que notre consœur Ariane Nicolas dénonce dans l’antispécisme. Ses idéologues – du philosophe Peter Singer au Parti animaliste – prônent l’égalité des espèces autant que celle des « races » et des sexes. Pour eux, la forme ultime de discrimination s’exerce contre les animaux non humains au nom de la supériorité de l’animal humain. Est condamnée toute exploitation (chasse, élevage mais aussi équitation…). Élargie à toute vie sensible, l’éthique antispéciste peut conduire à préférer un chimpanzé sain à un humain handicapé mental. C’est une pensée intrinsèquement violente : « l’antispéciste est au végane ce que l’intégriste est au croyant », conclut Ariane Nicolas. Par une enquête nourrie, elle en décèle « l’imposture » : sous couvert de libération animale, l’antispécisme n’est que le retournement de la culpabilité de l’humain contre lui-même, pour expier son passé marqué par les génocides et la surexploitation des ressources naturelles. Au lieu de vouloir punir ou de changer l’espèce humaine, mieux vaudrait changer notre relation aux animaux et notre système économique. Un pamphlet stimulant, qui lance un pavé dans la mare. Attention aux canards !
Naître et Renaître
Publié le« De la naissance, je ne puis affirmer qu’une chose : “je suis né” », écrivait le philosophe Claude Romano en 1998. Rien à ajouter, vraiment ? Cet ouvrage collectif, qui mêle contributions de philosophes, de sociologues, de psychologues ou encore d’une sage-femme, prend le contre-pied de cette affirmation et propose une exploration polyphonique de la venue au monde – de l’élan prénatal du fœtus aux soins qui suivent l’accouchement. L’entreprise s’inscrit dans la continuité de l’idée de « natalité » que Hannah Arendt opposa à l’obsession séculaire des philosophes pour la mort et éleva au rang de condition de toute activité politique. Mais alors qu’Arendt insistait sur la distinction entre la naissance biologique et la natalité par laquelle l’enfant entre dans le monde des hommes, Naître et Renaître souligne au contraire l’intrication indénouable de la nature et de la culture, du vital et du social, du physique et du psychique, dans le phénomène de la naissance – qui a plus à voir avec le processus qu’avec l’événement ponctuel. « Naître ne suffit pas », répétait ainsi Anne Dufourmantelle, à qui est dédié l’ouvrage : comme l’illustre le cas des enfants sauvages, le nourrisson a besoin de soins continus, aussi bien physiques que spirituels, pour devenir homme et se constituer un « espace de sécurité imaginaire », une intériorité propre. Un processus peut-être à jamais inachevé car, comme le disait la philosophe Maria Zambrano, nous cherchons sans cesse à « finir de naître ».
Le Siècle vert. Un changement de civilisation
Publié leNous vivions au XXe siècle sous la coupe de l’Histoire, nous voici entrés dans l’ère de la Nature. « C’est en devenant faustien que le mammifère à deux pattes a quitté l’éternel pour chuter dans l’histoire, mais c’est en quittant l’histoire qu’il se découvre zoologique » : ce constat dressé par un penseur au parcours jalonné de rendez-vous avec révolutions et guérilleros à mitrailleuse fait tendre l’oreille… Et pourtant, l’on sent que ce basculement n’est pas pour le réjouir. C’est qu’il y aurait grand risque à fabriquer une nouvelle idole, une religion nouvelle, voire à nouer un pacte avec un avatar inédit du diable. Avec son ironie lyrique habituelle, un brin ronchon, Régis Debray note l’engouement pour les pistes cyclables et le véganisme, notamment chez la jeunesse. Plus fin que certains de ses contemporains, il ne se contente toutefois pas de déplorer la disparition d’un monde, ne nie pas la précarité de l’espèce humaine, l’extinction animale de masse dont elle est responsable et nous épargne son avis sur Greta Thunberg. En connaisseur des écueils de la religion historique, il rappelle simplement « la banale mésaventure des meilleures causes qui répondent à une difficulté en en suscitant bientôt une autre qui nous prend au dépourvu ».
Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages
Publié leSe souvient-on que les bidons, canettes, flacons, packs et autres tubes qui encombrent aujourd’hui comme « des âmes errantes » les plages et les océans, ont exercé sur nous une « séduction éphémère » et plus forte que les lessives, sodas, parfums, laits, dentifrices qu’ils enveloppaient ? Qu’est-ce donc que ces choses, à valeur de déchets persistants, dont notre civilisation s’étouffe ? s’est demandé notre confrère et écrivain Philippe Garnier dans cette ontologie du pot de yaourt vagabonde et mélancolique. Inspiré par le poète Francis Ponge décrivant le cageot et par la philosophie des objets de Gilbert Simondon, il tente l’autohypnose devant un paquet de chips, se perd dans le vide d’une brique de gaspacho, épuise la réalité d’un étui de brosse à dents, voit les boîtes de sardines comme de « petits cercueils », médite sur « l’utopie modeste » du carton, le « morne vertige » du papier bulle, les textures du plastique. Il cherche ainsi « l’aura de l’emballage », sous le halo que l’art du packaging lui a donné. Son exploration l’emporte et le déporte loin, du reliquaire médiéval au préservatif, de la peau à l’atmosphère, vers la hantise du magma primordial et de la dégradation. Quant au pot de yaourt, dont la forme a connu une remarquable stabilité, il reste un pot avec « quelque chose de décevant mais tenace ».
La Reconstruction de la pensée religieuse en Islam
Publié le« Pendant les cinq cents dernières années, la pensée religieuse en Islam a été pratiquement stationnaire », affirme Mohammed Iqbal (1877-1938), poète et philosophe considéré comme le père spirituel du Pakistan, dans la première des sept conférences prononcées entre 1928 et 1930 réunies ici. Cette « pétrification », cependant, n’a pas empêché le mouvement mondial de sécularisation – qu’Iqbal reconnaît aussi inévitable qu’irréversible – de gagner le monde musulman. « Comment vivre spirituellement à présent que les dieux se sont tus », comment permettre l’épanouissement spirituel de chaque individu humain en ces temps désenchantés : c’est ainsi qu’Abdennour Bidar, à qui l’on doit cette nouvelle traduction augmentée d’un riche appareil de notes, résume le problème qui se pose à Iqbal. Ce projet de « reconstruction de la pensée religieuse en Islam » ne consiste pas en la perpétuation d’un système religieux particulier : il s’agit plutôt de puiser dans l’islam, parfois contre sa lettre, les ferments d’une spiritualité universelle post-religieuse. Une spiritualité qui fait fi de la croyance pour mieux se concentrer sur l’expérience cognitive suprême, mystique, dans laquelle l’opposition de l’ego et du monde est abolie. Parvenu à cet état d’éveil, Mahomet apparaît moins comme un être d’exception, élu, que comme le modèle de l’homme à venir. Reconstruction ou déconstruction ? La frontière est parfois fine.
Génération offensée
Publié leDeux ouvrages entendent « réarmer » la gauche contre les radicalités de son propre camp. La journaliste Caroline Fourest attaque « la gauche identitaire » selon un angle étroit : le procès de l’« appropriation culturelle » par lequel tout emprunt à « la culture d’un autre sans sa permission » devient « offensant » si cette culture est ou a été dominée. Des groupuscules demandent ainsi la suppression de cours de yoga sur un campus au Canada pour ne pas « s’approprier la culture indienne », empêchent des spectacles sur les violences de la ségrégation ou du colonialisme au motif que les artistes sont blancs… La notion fait florès aux États-Unis dans les mouvements post-coloniaux, antiracistes et féministes, et devient une « police de la pensée ». « On apprend à fuir l’altérité et le débat », estime Fourest, et à valider l’idée d’identités fixes – la constante de la pensée conservatrice. La cause est nette : appeler les « universalistes » à avoir « le courage de résister » ; la désignation des ennemis n’évite pas le flou et l’amalgame – la puissance réelle de cette « morale identitaire » dans l’Université française reste à documenter...Stéphanie Roza offre un argumentaire plus solide pour une ambition plus large. Membre de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank proche du Parti socialiste, la philosophe tente une généalogie intellectuelle de la pensée anti-Lumières à gauche. Les ambivalences des Lumières justifient-elles de rejeter leur héritage comme étant la matrice de la barbarie ? Le procès a la vie dure. Roza le résume autour de trois principes remis en cause aujourd’hui : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme – sur ce dernier point, elle rejoint Fourest. Elle discerne des filiations : de la sensibilité réactionnaire des romantiques à la critique de la raison par Michel Foucault, de Georges Sorel au début du XXe siècle, passé du marxisme à l’Action française, au conservatisme de Jean-Claude Michéa, de la critique des droits de l’homme au féminisme « intersectionnel » de Kimberlé Crenshaw… La démonstration s’achève sur un appel au socialisme de Jaurès, qui, aux yeux de l’autrice, permet de réconcilier lutte des classes, féminisme et antiracisme.Face aux nationalismes d’extrême droite et aux inégalités sociales, la guerre des idées à gauche est ouverte.
La Gauche contre les Lumières ?
Publié leDeux ouvrages entendent « réarmer » la gauche contre les radicalités de son propre camp. La journaliste Caroline Fourest attaque « la gauche identitaire » selon un angle étroit : le procès de l’« appropriation culturelle » par lequel tout emprunt à « la culture d’un autre sans sa permission » devient « offensant » si cette culture est ou a été dominée. Des groupuscules demandent ainsi la suppression de cours de yoga sur un campus au Canada pour ne pas « s’approprier la culture indienne », empêchent des spectacles sur les violences de la ségrégation ou du colonialisme au motif que les artistes sont blancs… La notion fait florès aux États-Unis dans les mouvements post-coloniaux, antiracistes et féministes, et devient une « police de la pensée ». « On apprend à fuir l’altérité et le débat », estime Fourest, et à valider l’idée d’identités fixes – la constante de la pensée conservatrice. La cause est nette : appeler les « universalistes » à avoir « le courage de résister » ; la désignation des ennemis n’évite pas le flou et l’amalgame – la puissance réelle de cette « morale identitaire » dans l’Université française reste à documenter...Stéphanie Roza offre un argumentaire plus solide pour une ambition plus large. Membre de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank proche du Parti socialiste, la philosophe tente une généalogie intellectuelle de la pensée anti-Lumières à gauche. Les ambivalences des Lumières justifient-elles de rejeter leur héritage comme étant la matrice de la barbarie ? Le procès a la vie dure. Roza le résume autour de trois principes remis en cause aujourd’hui : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme – sur ce dernier point, elle rejoint Fourest. Elle discerne des filiations : de la sensibilité réactionnaire des romantiques à la critique de la raison par Michel Foucault, de Georges Sorel au début du XXe siècle, passé du marxisme à l’Action française, au conservatisme de Jean-Claude Michéa, de la critique des droits de l’homme au féminisme « intersectionnel » de Kimberlé Crenshaw… La démonstration s’achève sur un appel au socialisme de Jaurès, qui, aux yeux de l’autrice, permet de réconcilier lutte des classes, féminisme et antiracisme.Face aux nationalismes d’extrême droite et aux inégalités sociales, la guerre des idées à gauche est ouverte.
Les Luttes de classes en France au XXIe siècle
Publié leMoins d’inégalités que l’on croit mais un appauvrissement général, excepté pour 1 % de la population contre lequel le reste, même dispersé, pourrait bien se révolter : voici la situation sociale de la France, analysée à partir d’une foultitude de données. L’historien démographe, plein de tendresse pour une « vieille conscience égalitaire et démocratique », joue les « gilets jaunes » contre le « coup d’État » macroniste et pour la sortie de l’euro. L’essai, parfois brouillon, ne manque pourtant pas de pépites paradoxales (par exemple, sur la « dissociation de l’éducation et de l’intelligence »). L’inclassable Todd est-il un doux dingue, un dangereux provocateur ou un incorrigible anticonformiste ?
Arts
Ballen noir
La Halle Saint-Pierre à Paris présente jusqu'au 31 août les photographies de Roger Ballen. Des œuvres qui s'admirent comme autant de “paysages…
Sexe en série
“Sex Education”, une énième série pour ados ? Pas seulement, car cette fiction, dont la deuxième saison est actuellement diffusée sur Netflix…
La philo en tubes
Et si l’Eurovision vous proposait des ritournelles existentielles en lieu et place de rengaines kitsch ? C'est le projet du Concours européen de…
La Citation corrigée
“Je pense que toute position sexuelle est fondamentalement comique”
La citation corrigée par François Morel.