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Mark Knopfler, ancien leader de Dire Straits : « Je suis celui qui fournit les chansons »

RETOUR. Après six ans d’absence, l’ancien leader de Dire Straits revient avec un dixième album en solo. À 74 ans, le chanteur et guitariste britannique nourrit toujours aussi sublimement ses rêves mélancoliques aux sources du Grand Ouest.

Propos recueillis par Ludovic Perrin
Mark Knopfler, au St James's Park de Newcastle, où il présente son single caricatif  “Going Home”, le 1er mars 2024.
Mark Knopfler, au St James's Park de Newcastle, où il présente son single caricatif  “Going Home”, le 1er mars 2024. Press Association Images/MAXPPP / © Owen Humphreys

Bien sûr qu’il se souvient quand on lui tend la pochette de notre vinyle d’Alchemy. « J’ai l’habitude d’être le plus vieux surfeur de la plage », concède-t-il dans un sourire fataliste en découvrant le visage de son ancien public. On était gamin, étourdi par la puissance de ce témoignage live.

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En 1984, Dire Straits est au sommet. Mark Knopfler vient de publier avec son groupe son chef-d’œuvre Love over Gold (1982), sans se douter qu’il lui reste encore au moins une marche à gravir avec Brothers in Arms (1985), l’une des plus grosses ventes jamais enregistrées par l’industrie discographique. Un album plus tard (On Every Street, 1991), l’aventure se terminait pour l’ensemble emblématique des années 1980. Depuis bientôt trente ans, alors que son leader s’est toujours refusé à une quelconque reformation, le guitariste, interprète et songwriter préfère se concentrer sur une carrière plus discrète en solo. D’un caractère intimiste, ses chansons n’en sont pas moins éblouissantes dans leur finesse d’écriture reprenant le flambeau laid-back de l’architecte musical de Tulsa, J. J. Cale.

Six ans après l’album Down the Road Wherever, l’homme qui racontait jadis la conquête de l’Ouest dans son titre fleuve Telegraph Road continue de creuser son sillon. Les douze chansons de One Deep River nous plongent dans une même eau mélancolique relevée de belles guitares boisées et de batteries mates. On est dans ce groupe battant la mesure sur un vieux plancher de bal puisqu’il ne saurait en être autrement pour conjurer le temps qui engloutit les décors sublimes de rêves tout aussi désolés.

Aussi étonnant que cela paraisse, ces douze morceaux mettant à l’honneur les pedal steel guitars, dans un mélange de blues, de country-rock et de violon celtique, ont été enregistrés à Londres, dans le studio British Grove appartenant à Mark Knopfler. Outre ses onze musiciens, la légende britannique s’est adjoint les services de son vieux complice Guy Fletcher, vétéran de l’aventure Dire Straits, à la fois à la console, aux claviers et à la première place des remerciements de ce chaleureux joyau de l’artisanat courtois.

Le JDD. Comment avez-vous envisagé ce retour après six ans d’absence discographique ?

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Mark Knopfler. Oh, je suppose que j’étais dans le même état d’esprit que bon nombre de citoyens assistant dépités à la prolifération des dictateurs sur la planète, comme une nuée de gros teddy bears se partageant le pique-nique. Ce manque de confiance en nos nobles dirigeants nous plonge tous dans un profond désarroi. Et la pandémie n’a rien arrangé. Nous avons vraiment traversé une période difficile avec toutes ces rues désespérément vides durant le confinement. Je ne vous cache pas que j’étais heureux de revoir la lumière du jour en retrouvant mes musiciens.

Qu’avez-vous l’impression d’avoir dit dans One Deep River que vous n’avez su formuler dans vos précédents disques ?

Même si j’ai eu la chance d’enregistrer beaucoup de chansons tout au long de ma carrière, j’ai l’illusion de croire que je peux encore m’améliorer en tant que compositeur. C’est en écrivant que l’on affine son style. Je suis particulièrement fier de titres comme One Deep River, Black Tie Jobs ou Tunnel 13. Mais j’aime aussi beaucoup Bad Day for a Knife Thrower, que j’ai enregistré sur mon EP [extended play, NDLR] The Boy pour le Disquaire Day. Je me suis inspiré là de toutes ces ambiances de foires que l’on trouvait dans l’Angleterre des années 1950 avec leurs combats de boxe itinérants.

On vous célèbre souvent comme guitariste, oubliant que vous êtes aussi un excellent chanteur et songwriter. Quelle est l’activité que vous préférez le plus ?

L’écriture. Elle a progressé, de même que je me suis amélioré en tant qu’instrumentiste. J’ai commencé à comprendre la différence qui existait entre un musicien et un songwriter en me confrontant à de très bons musiciens. Ces gens, batteurs ou bassistes, ont une relation fusionnelle avec leur instrument qui leur donne une identité. Mais, pour qu’ils puissent faire vivre leur famille, ils ont besoin de titres à jouer. J’ai mis beaucoup de temps à le comprendre, car je suis un peu stupide, mais c’est mon rôle avant tout : plus encore que musicien, je suis celui qui fournit les chansons.

« Je suis amoureux de la même femme depuis trente ans »

Elles s’axent plutôt autour de récits nostalgiques au parfum social. Pourquoi les chansons qui parlent plus directement d’amour vous intéressent-elles moins ?

Je ne saurais vous dire. Peut-être est-ce dû au fait que je suis amoureux de la même femme depuis trente ans… Et c’est passé en un clin d’œil, comme Kitty [Aldridge, son épouse, NDLR] me l’a rappelé l’autre jour. Je lui ai bien volontiers répondu que je partageais ce sentiment ! Quand la vie vous offre de tels bienfaits, le temps vous glisse entre les doigts. À 74 ans, c’est encore pire. Cela file trop vite ! Comment se fait-il que tout me semblait si long quand j’étais gamin sur les bancs de l’école ?

Vous souvenez-vous de la première chanson que vous ayez écrite ?

Oui, elle se trouve sur l’un des premiers disques de Dire Straits. J’étais encore journaliste à l’époque. On m’avait envoyé faire un reportage sur un spectacle de pantomime dans la ville de Leeds. Pour mon article, j’avais interviewé tous les acteurs, dont ces succulents personnages d’Ugly Sisters. En relisant mes notes, une idée de chanson m’est venue d’après leurs citations. Le journalisme m’a beaucoup aidé pour les chansons portraits. Comme je savais prendre des notes en sténo, on m’a ensuite envoyé dans les tribunaux de Leeds.

J’ai eu accès aux grandes cours de juridiction de la Couronne britannique. Je devais avoir 19 ou 20 ans et je découvrais toutes ces affaires portées au pénal. Il fallait être concentré, ne pas perdre le fil. Je le conseillerais à toute jeune personne souhaitant écrire : c’est une merveilleuse école pour comprendre les rouages de la société. On y aborde les questions essentielles sur la vie, la mort et la notion de loi.

Comme dans Tunnel 13, relatant l’attaque de train des frères DeAutremont dans l’Oregon (1923). De Before My Train Comes à Watch Me Gone, les trains parcourent toutes vos chansons. Pourquoi ont-ils autant d’importance chez vous ?

À Newcastle, où j’ai grandi, ils avaient une force symbolique très puissante puisqu’ils permettaient de gagner Londres. Pour percer, on savait qu’il fallait faire ce voyage. Ce trajet était déterminant. C’est la même chose quand on habite aux États-Unis, il faut se rendre à New York pour réussir. Beaucoup de mes amis de jeunesse n’ont toutefois pas eu cette envie. Je les appelle mes homeboys. Pour rien au monde ils ne quitteraient leur lopin de terre. C’est là qu’ils se sentent bien.

La guitare vous a-t-elle permis de voyager ?

Oui, elle m’a servi de passeport. Dans combien de camions suis-je monté en faisant de l’auto-stop avec mon sac et ma guitare ? Aujourd’hui, je ne pourrais bien évidemment plus me le permettre. Cela friserait le ridicule.

En février, vous avez vendu 121 de vos guitares aux enchères. Avez-vous gardé la première, l’imitation Fender Stratocaster rouge pour laquelle votre père s’était saigné ?

Oui, comme ma National Steel Guitar d’ailleurs (celle qui illustre la pochette de l’album Brothers in Arms) et quelques autres encore. C’est mystérieux, ces histoires de guitares. Parfois, l’une obtient vos faveurs. Pendant un temps, vous partagez sa vie. Elles m’ont accompagné, comme de grandes amitiés. Malgré tout, j’ai été heureux de m’en séparer car elles prenaient la poussière. C’est trop triste. Elles ont besoin de nouveaux amis ! Qui sait les chansons qu’elles peuvent encore abriter ? Mais pour être franc, je ne suis pas un collectionneur. Toutes ces guitares, je les ai acquises au gré de mes besoins, voire par curiosité, comme ma Burns White Bison de 1963, une rareté répondant au goût de l’époque…

Cependant, j’ai mis du temps à entrer dans le marché des belles Gibson et Fender. Cela tient au fait que j’ai commencé avec des instruments bon marché. C’étaient des guitares acoustiques que j’empruntais à des copains, à l’époque où je n’avais même pas de quoi m’offrir un amplificateur. J’ai appris grâce à elles et j’ai continué à les aimer. Mais pour mon nouvel album, c’est une Boswell en séquoia que j’ai choisie. On l’entend dans une bonne moitié des titres. Elle vient de l’Oregon, faite du même bois rouge que le tunnel dont je parle dans Tunnel 13.

Concert de Dire Straits à Londres, en 1979.
Concert de Dire Straits à Londres, en 1979. REX/SIPA / © Fraser Gray

Le mois dernier sortait Going Home. Pour ce single caritatif, composé en 1983 pour le film Local Hero, vous avez réuni 60 guitaristes de renom. Avant d’être un guitar hero, êtes-vous d’abord un fande guitaristes ?

Le premier à avoir franchi la porte du studio a été Pete Townshend [The Who, NDLR]. Il nous a souvent rejoints sur scène avec Dire Straits. J’adore son jeu, comme celui de Hank Marvin ou de Jeff Beck. Et Eric [Clapton, NDLR] ! J’ai été étonné que tous répondent présents, Sting à la basse, Ringo Starr et son fils Zac à la batterie. Ça n’en finissait plus, ils étaient plus fabuleux les uns que les autres. Un jour, Joe Bonamassa débarquait, et le lendemain c’était Peter Frampton qui couchait une partie de guitare tout aussi fantastique.

Ce projet nous a occupés pendant deux ou trois années. Guy [Fletcher, NDLR] a fait un travail d’editing formidable. Nous nous sommes contentés de deux versions, mais la complète doit faire quinze kilomètres de bande. C’est incroyable que cette chanson [dont les bénéfices seront reversés au profit de la lutte contre le cancer chez les jeunes et les adolescents, NDLR] se retrouve à sa sortie en tête du classement iTunes en même temps que paraît mon album et qu’est diffusée ma série avec Brian Johnson [Johnson and Knopfler’s Music Legends, avec le chanteur de AC/DC, NDLR]. Toutes les planètes sont alignées. Mais je peux vous assurer que rien n’était planifié. Sinon, ça se serait passé bien autrement !

Votre carrière a été émaillée de nombreuses collaborations, de Bob Dylan à Emmylou Harris en passant par Tina Turner. Qu’avez-vous appris auprès de ces artistes ?

On apprend déjà qu’aucune chanson n’obéit à une formule. Vos préjugés sont sans cesse déjoués. Parfois, les chansons que vous pensez les plus simples s’avèrent être les plus compliquées à enregistrer. Elles vous apprennent à être humble. Il faut accepter d’échouer et de recommencer. Mais j’ai eu beaucoup de chance de tomber chaque fois sur de superbes ingénieurs du son. Dès le premier album de Dire Straits (1978), nous avons pu être produits par Muff Winwood [le frère de Steve Winwood, du Spencer Davis Group, NDLR].

Puis, quand Bob Dylan m’a mis le pied à l’étrier avec son album Slow Train Coming (1979), Barry Beckett et Jerry Wexler m’ont aidé à me perfectionner. Chuck Ainlay… Bill Schnee… ou bien Neil Dorfsman à New York : je ne me contentais pas d’en apprendre sur la technique auprès de ces fabuleux ingénieurs du son. Je comprenais comment ils faisaient leurs choix.

C’est ce qui m’a toujours guidé : quel enseignement tire-t-on de ses erreurs ? Je n’étais pas qualifié au départ pour composer des musiques de film. Et pourtant, je me suis jeté à l’eau. J’ai échoué dans la sonorisation d’un home studio. Là encore, je me suis relevé. Je suis heureux que mes erreurs ne m’aient pas tué alors qu’elles auraient pu.

Quel souvenir gardez-vous de cette époque où vous cumuliez les succès de toute part avec Dire Straits et d’autres artistes que vous produisiez ?

C’était une période florissante où je me suis bien éclaté ! La balle était dans notre camp et j’en avais pleinement conscience. Seulement, à un moment, c’est devenu trop gros. Nous avions dépassé la masse critique. Avec Dire Straits, chaque concert était un événement. Je ne crois pas que les gens se rendent compte à quel point nous travaillions dur. Nous avions deux ou trois scènes qui tournaient en permanence pour aller d’une ville à l’autre. Nous étions épuisés. Je ne suis pas sûr que les artistes d’aujourd’hui mesurent ce qui peut les attendre dans le cas d’un tel succès. Il faut avoir la santé !

 « À l’époque, nous faisions des tournées de 300 concerts »

Dernièrement, l’un de mes amis qui travaille dans une maison de disques m’a relaté l’échange qu’il avait eu avec un jeune chanteur à qui il venait de dévoiler le programme de sa première tournée. « Voilà, 29 dates ! » lui a-t-il annoncé. Et le gamin, plutôt que de s’en réjouir, lui a rétorqué : « Hey, mais je n’ai pas fait ce métier pour me tuer à la tâche ! » Je suis sûr que ce garçon est très intelligent, mais il ne doit même pas imaginer qu’à l’époque de Dire Straits nous faisions des tournées de 300 concerts !

Une question que l’on a dû souvent vous poser… Pourquoi avoir misun terme à l’aventure Dire Straits ? Vous souvenez-vous du jour où vous avez pris cette décision ?

Oui, c’était en pleine tournée. Je me trouvais au catering en train de dévisager les gars de notre équipe. Jusque-là, cela ressemblait à une troupe de cirque, comme une grande famille. Mais là, je ne reconnaissais personne. Ce devait être une équipe de renfort. J’en ai parlé à Brian [Johnson, NDLR]. Il a connu ce sentiment avec son groupe AC/DC… Quand cela devient si énorme qu’on ne connaît même plus les gens avec qui l’on travaille…


Mark Knopfler, One Deep River (Universal)

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