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Extrême droite: comment la Junge Tat s'est imposée en Suisse

Ein Demonstrant traegt ein Halstuch der rechtsextremen Gruppierung "Junge Tat", an einer Kundgebung gegen die Massnahmen im Zusammenhang mit dem Coronavirus, am Samstag, 22. Januar 2022, in  ...
Un manifestant de la Junge Tat face à la police, lors d'une manifestation contre les mesures anti-Covid, en janvier 2022. Keystone
Analyse

Comment la Junge Tat s'est imposée en Suisse alémanique

Des membres des Jeunes UDC suscitent la controverse à cause de leur proximité avec le groupe d'extrême droite Junge Tat. Mais quelle est la nature de cette organisation? Sont-ils réellement différents des groupes néonazis? On trouve même parmi ces identitaires des membres issus de l’immigration.
06.04.2024, 18:5607.04.2024, 12:18
Kurt Pelda / ch media
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De la fumée rouge s'élève devant le bâtiment du gouvernement argovien. Des individus masqués brandissent le poing en l'air. La cause de cette protestation? La décision des autorités exigeant que des locataires d'appartements cèdent leur place à des demandeurs d'asile. Les manifestants placent un panneau blanc affichant:

«Le bâtiment du gouvernement sera désormais utilisé comme centre de remigration»
Image

Signé: le peuple. Ce «peuple», c'est la Junge Tat (littéralement: «La Jeune Action»). Son but? Mettre en garde la population contre les dangers de l'immigration de masse. Ils craignent qu'elle ne détruise la culture occidentale et que les Suisses deviennent minoritaires dans leur propre pays.

Le mouvement Junge Tat est principalement constitué de jeunes hommes. Habituellement étiquetés comme d'extrême droite, voire de néonazis, le groupe a même été mentionné dans le rapport annuel d'Europol sur le terrorisme, sur la base d'informations de l'Office fédéral de la police. Le groupe est particulièrement actif sur les réseaux sociaux et en Suisse allemande.

La crainte du grand remplacement

Ni l'idéologie ni la manière dont la Junge Tat diffuse ses messages ne sont nouvelles ou uniques. Au contraire, tant le langage visuel que les contenus ont largement été empruntés à des groupes identitaires étrangers — notamment autrichiens — et adaptés aux conditions suisses.

La Junge Tat envoie par exemple des tracts qui renvoient au site web d'un groupe identitaire autrichien, qui y évoque statistiquement le «grand remplacement». On y découvre des prévisions selon lesquelles les personnes issues de l'immigration pourraient constituer la majorité de la population dès 2049, attisant ainsi les craintes d'une surpopulation étrangère.

Les chiffres de l'Office fédéral de la statistique n'attestent toutefois pas d'une telle évolution: de 2002 à 2021, 1,3 million d'étrangers ont immigré en Suisse, alors que seuls 112 000 Suisses ont quitté le pays. On ne peut donc pas parler d'un remplacement à proprement parler des Suisses par des étrangers, mais d'une augmentation de la proportion d'étrangers par l'immigration nette.

«Le grand remplacement est un fait statistique»
Manuel C, 23 ans, fondateur de la Junge Tat

Pour Manuel C., le remplacement de population ne signifie toutefois pas l'émigration des autochtones, mais la diminution de la part de Suisses dans la population. Car sans immigration, le nombre d'habitants en Suisse n'augmenterait pas.

Des identitaires aussi issus de l'immigration

Les identitaires comme la Junge Tat s'opposent à l'immigration de masse, à l'islamisation et au multiculturalisme, préférant que les peuples vivent chacun séparément dans leur propre pays, conformément à l'«ethnopluralisme». Derrière ce terme se cache une forme de séparation ethnique, les frontières nationales servant de lignes de séparation. Pour Manuel C., cela n'a toutefois rien à voir avec l'apartheid:

«La préservation de notre culture et une protection efficace des frontières sont les bases de l'Etat nation»
Manuel, fondateur de la Junge Tat

Les identitaires aiment aussi évoquer la «remigration», qui impliquerait le renvoi de migrants en grand nombre dans leur pays d'origine, mais aussi l'expulsion d'étrangers criminels. Pour Manuel C., les peuples et les cultures avec des taux de natalité élevés et une faible productivité exercent une pression sur nos infrastructures et ne sont généralement pas enclins à s’assimiler.

«La culture et les ethnies de nos voisins en Europe nous ressemblent bien plus que celles du Sud global»
Manuel, fondateur de la Junge Tat

Ironiquement, on trouve aussi beaucoup de personnes issues de l'immigration au sein de la Junge Tat. C'est le cas de Manuel C., dont la famille est originaire d'Italie. Mais c'est aussi la situation de Tobias L. (Autriche), Francesco G. (Italie) ou encore Alejandro S. (Espagne). On peut aussi Matej D. et Ante P., qui ont tous deux des racines slaves. Rien ne tout ça n'est incohérent pour Manuel:

«Nos militants ont peut-être des racines nationales différentes, mais notre culture est la même»
Manuel, fondateur de la Junge Tat

Pour la Junge Tat, ce sont surtout les personnes issues du Sud global et du monde musulman qui font partie d'une «culture étrangère». Les Européens de racine supposément chrétienne ne posent pas de problème pour eux, pas plus que les minorités bien intégrées. Pour Manuel, cette composante de son idéologie fait toute la différence avec l'idéologie de l'Allemagne nazie, une case à laquelle la Junge Tat est souvent ramenée:

«Notre vision est diamétralement opposée à une doctrine raciale»
Manuel, fondateur de la Junge Tat

Après la «Jeunesse de fer»

L'origine de la Junge Tat remonte pourtant à la Eisenjugend, la «Jeunesse de fer», une petite organisation préexistante au nom qui lui, laisse planer peu de doutes et qui a fait sa première apparition lors de la Journée internationale de la femme en mars 2020 à Zurich. Parmi les individus présents, on retrouvait notamment Manuel C., ainsi que Francesco G. et Simon F.

Et là, la distance avec l'idéologie nazie n'est plus forcément un argument qui tienne la route. On y voit Simon F. en train de mettre le feu à un drapeau israélien. La propagande avait alors un ton parfaitement antisémite et raciste.

La Eisenjugend précédait la Junge Tat.

Quelques mois plus tard, à l'automne 2020, les trois hommes fondent la Junge Tat et ouvrent un canal Telegram, toujours actif aujourd'hui.

Plusieurs condamnations pénales

Pour cette action et pour d'autres actes de discrimination raciale antisémite, Manuel a été condamné il y a deux ans à une peine pécuniaire assortie d'un sursis de 120 jours-amende à 30 francs, ainsi qu'à des frais de procédure de 20 000 francs. Parmi les actions répréhensibles, on trouve des dommages matériels multiples et une violation de la loi sur les armes.

D'autres membres de la «Jeunesse de fer», dont certains sont aujourd'hui impliqués dans la Junge Tat, ont eux aussi été condamnés à des peines pécuniaires assorties de sursis par ordonnance pénale pour avoir «propagé l'idéologie nazie», discriminé les Juifs et les personnes à la peau foncée, et attisé la haine à leur encontre.

Aujourd'hui, le chef de la Junge Tat exprime un «profond regret» pour ses actions passées, qu'il qualifie d'actes commis dans «l'insouciance de la jeunesse». Il les considère comme une réaction politique de provocation, «face à l'opinion politique majoritairement dominée par la gauche». Il affirme ne plus avoir aucune attache avec l'idéologie nazie. Il assure également que la Junge Tat est composée d'activistes politiques non violents et qui n'interviennent que lorsqu'ils se retrouvent confrontés à des attaques de la part d'extrémistes de gauche.

Il est toutefois étonnant que le jeune «pacifiste» ait choisi la rune de Tiwaz, représentant une flèche dirigée vers le haut, comme symbole. En effet, Tiwaz est le dieu nordique de la guerre. De plus, cette rune a été utilisée comme symbole sous le Troisième Reich et par la suite par divers groupes néonazis. Manuel C. affirme qu'il n'était pas conscient du lien entre la rune et le Troisième Reich lors de la création de la Junge Tat. Selon lui, la flèche symbolise uniquement «la détermination du groupe».

Junge Tat.
Image: dr

Des procédures pénales

Aujourd'hui, le groupe compte une vingtaine d'activistes et une centaine de sympathisants. Les membres de la Junge Tat s'estiment diffamés en raison de leurs convictions politiques et critiquent une grande partie de la presse. Ils dénoncent la «manipulation antidémocratique des opinions divergentes» ainsi qu'une «couverture médiatique à caractère criminalisant».

Manuel C. assure que leur stratégie de protestation est non violente. Mais lors d'une manifestation d'opposants aux mesures Covid à Zurich, en février 2022, Tobias L. a agressé un policier en civil. Un autre membre du groupe a donné un coup de pied au même policier, le faisant tomber au sol. Ce second agresseur a été condamné par ordonnance pénale. Depuis lors, il s'est retiré de la Junge Tat.

D'autres procédures pénales engagées par le ministère public de Zurich lors de cette manifestation sont encore en cours. Elles concernent par exemple des militants néonazis du réseau Blood & Honour, qui étaient également présents aux côtés de la Junge Tat. Depuis, le mouvement s'est toutefois distancé de ces groupes ouvertement néonazis. Car les identitaires ne s'orientent pas idéologiquement vers le national-socialisme – le nazisme – historique. Sur le plan organisationnel, ils ne sont pas non plus affiliés aux milieux néonazis.

Progression limitée des nouveaux membres

Manuel C. explique que de nombreuses thématiques politiques et de sociétés leur amènent de nouveaux membres. Chaque fois que des migrants sont impliqués dans des meurtres, des homicides ou des viols, cela apporte de l'eau au moulin des identitaires. En outre, les débats de société sur les cours d'éducations sexuelle ou sur l'identité de genre amèneraient de nouveaux membres et partisans. Le sujet préoccupe la population et la plupart des gens le voient d'un œil critique, explique le jeune homme.

Néanmoins, le nombre de nouveaux adhérents a tendance à stagner. C'est également observable dans l'évolution du nombre d'abonnés sur le canal de Junge Tat sur Telegram, qui est désormais le principal réseau social des identitaires suisses: à sa création et en une année, entre les automnes 2020 et 2021, le nombre d'abonnés est passé de zéro à plus de 5000. Depuis, la progression est beaucoup plus lente. En avril 2024, il compte 7200 abonnés – et seuls 400 ont été ajoutés au cours des douze derniers mois. Le potentiel de croissance de l'extrême droite semble limité.

De nombreux membres et bénévoles de la Junge Tat résident à la campagne ou dans les agglomérations, où le multiculturalisme ou l'acceptation des nouvelles idées liées au genre suscitent plus de rejet que dans les centres urbains. La plupart vivent encore chez leurs parents ou chez des proches. Bien que de nombreux militants aient un emploi, peu sont totalement autonomes sur le plan économique.

De nombreux «activistes» et sympathisants de la Junge Tat ont un intérêt marqué pour le tir sportif et les armes à feu. Les étudiants ou les profils plus intellectuels sont exceptionnels, bien que les figures de proue du mouvement identitaire profilnet une doctrine intellectuelle via les séminaires et la littérature proposés aux membres du mouvement.

«Elite mondialiste»

Le chef de la Junge Tat évoque également volontiers «l'establishment mondialiste», composé de politiciens et de personnalités médiatiques, généralement de gauche ou libéraux. Selon lui, ceux-ci favoriseraient consciemment ou inconsciemment le «grand remplacement».

La position adoptée par le Service de renseignement de la Confédération (SRC) à l'égard du Junge Tat est que le groupe n'est pas affilié aux néonazis, mais reste d'extrême droite, bien que le terme «identitaire» n'ait pas été utilisé dans les rapports. Manuel C. conteste vivement les termes, affirmant que la Junge Tat est «de droite» et «non d'extrême droite». Selon lui, le mouvement s'est clairement opposée à l'extrémisme à plusieurs reprises à travers des tracts et des banderoles. Les actions et la vision du monde des membres ne seraient en rien liées à des idées extrémistes. Selon lui, les médias cherchent à discréditer les positions politiques de la Junge Tat en les assimilant à l'extrémisme.

De nombreuses positions exprimées par les membres sur les réseaux sociaux peuvent néanmoins être considérées comme racistes. Prenons par exemple Tobias L., l'une des principales figures du Junge Tat après son fondateur. Il réside dans une vieille ville pittoresque, quelque part dans le canton de Berne. Ses voisins sont d'origine arabe et parlent couramment le suisse-allemand. Tobias L. déclare: «Je n'ai aucun problème avec ces gens en tant qu'individu. Mes voisins sont parfaitement respectables. Mais j'ai des réserves concernant l'immigration de masse, les criminels étrangers et les personnes dépendantes de l'aide sociale». En référence à un crime violent à Bâle, pour lequel deux Nord-Africains auteurs d'un coup de couteau étaient recherchés, il a écrit sur les réseaux sociaux:

«L'immigration de personnes d'une culture étrangère, c'est avoir un couteau sous la gorge»
Tobias L.

Aussi des femmes

Sina (nom modifié), l'une des très rares femmes membres, estime que la participation des femmes dans le mouvement est extrêmement importante. Selon cette ancienne militante pour le climat, ce sont surtout les femmes qui subissent les conséquences de la migration de masse.

Ses profils sur les réseaux sociaux permettent de comprendre son changement d'attitude, passant de la gauche écologiste à l'extrême droite. Sur Instagram, elle s'est récemment plainte d'une invasion de fourmis dans la région de Winterthour. Dans la foulée, elle parle de «voyous importés» qui causent un tas d'ennuis et compare implicitement les insectes aux migrants.

«White power»

Un autre signe bien particulier arboré par la Junge Tat donne une autre vision de ce qu'avance son créateur: sur plusieurs photos – comme lors d'une manifestation à Aarau –, des membres cagoulés font «okay» avec leur pouce et leur index en écartant les trois autres doigts de la main. Dans cette configuration, le pouce et l'index ressemblent à un «P»: le geste «okay» devient ainsi un «WP» pour «White Power», un symbole associé aux groupes suprémacistes blancs.

Depuis que l'auteur de l'attentat de Christchurch s'est manifesté avec ce signe devant un tribunal néo-zélandais, celui-ci est considéré comme un symbole du suprémacisme blanc. Le terroriste a assassiné 51 musulmans en 2019.

Mais le signe a une autre signification au sein de la Junge Tat, explique son chef: il est apparu aux Etats-Unis en lien avec le slogan «It's okay to be white». Les activistes voulaient simplement dire qu'il était normal d'être blanc.

Traduit et adapté par Noëline Flippe et Alexandre Cudré

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