Critiques littéraires

Voyage à travers les romans de Kundera

Avec Écrire, quelle drôle d’idée !, Florence Noiville propose un parcours diachronique sur l’itinéraire personnel et artistique d’un écrivain qui a traversé le siècle dernier. Les souvenirs, récits de voyage et analyses littéraires ancrent Milan Kundera dans un terreau mitteleuropéen clairement explicité, qui semble fonder son universalité et sa spécificité tonale.

Voyage à travers les romans de Kundera

© Jean-Pierre Couderc / Roger-Viollet

Quel indéchiffrable et terrible mystère que celui d’un homme d’une force intellectuelle peu commune s’enfermant, au soir de sa vie, dans le silence, l’oubli de soi et des autres, jusqu’à l’oubli de la parole – comme son père avant lui, - et le déni de réalité. Quelle terrifiante ironie aussi d’apprendre que, lui, l’écrivain pourri de dons – Milan Kundera savait aussi l’art du piano, celui de la composition, dès l’âge de 14 ans et magistralement, dessiner avec talent, traduire et maîtriser les langues, au point de délaisser la sienne pour écrire ses romans en français à l’âge de… 65 ans – n’occupait plus ses journées qu’à déchirer les pages des livres de sa bibliothèque parisienne, y compris les siens.

Cette énigme d’un écrivain habité par l’absence, qui ne sait même plus qu’il a écrit des livres, pour qui l’oubli était certes une vertu nécessaire pour ne pas vivre avec ce qui était douloureux mais devait être une action réfléchie, a évidemment un nom pour la médecine. Heureusement, dans son livre sur Milan Kundera, publié peu avant sa mort, Florence Noiville, écrivaine et critique littéraire au Monde des livres, a la pudeur de ne pas le révéler, ni de l’appeler naufrage ou déchéance. Elle raconte bien sûr son état mais sur peu de pages, sans aucun voyeurisme. Mais non sans colère : « L’oubli… Déchirer ses propres œuvres. Scripta manent. Même ce qui devrait demeurer finira détruit, déchiré, déchiqueté, broyé, lacéré, réduit en confettis pour pleuvoir sur la grande fête de l’insignifiance. » La Fête de l’insignifiance, précisément, la dernière œuvre de fiction de Milan Kundera écrite une dizaine d’années avant sa mort, et peut-être son roman le plus achevé.

Prémonition ? Kundera avait écrit dans La Plaisanterie, son premier roman, achevé en 1965, ces mots qui, à la fin de vie, résonnent étrangement : « (…) et l’idée m’envahit qu’un destin souvent s’achève bien avant la mort, que le moment de fin de vie ne coïncide pas avec celui de la mort. »

L’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être n’aimait pas, c’est peu de le dire, les biographes. Il lui semblait indécent que l’on fouille la vie d’un écrivain au prétexte d’éclairer son œuvre. D’où un quasi-silence médiatique dans le dernier tiers de son existence. Amie de l’écrivain et de sa femme Vera qu’elle a fréquentés pendant une trentaine d’années, Florence Noiville se devait de respecter leur volonté. Elle a donc adopté une démarche inverse. C’est en partant de ses livres que l’on va découvrir l’écrivain. D’où un journal de voyage à travers ses romans. Mêlant ainsi son œuvre à sa vie, elle part de la première pour retrouver les grandes étapes de la seconde. « Jamais une œuvre n’aura autant dit de son auteur », précise-t-elle.

Mais cette quête de la vérité d’un grand écrivain n’aurait sans doute pas abouti sans la lumineuse complicité de Vera, véritable trait d’union entre l’auteur et ses livres, qui lui ouvre ses archives, son carnet d’adresses et son album photos tout en gardant pour elle une part de ses secrets. Comment d’ailleurs ne pas reconnaître en Vera qui fut serveuse dans une brasserie elle-aussi à ses débuts sous les « humiliantes (…) lourdes plaisanteries des Moraves avinés » l’éblouissante Tereza de L’Insoutenable Légèreté de l’être.

Florence Noiville ajoutera ses propres souvenirs, ses discussions avec l’écrivain, « l’insoutenable nostalgie d’un insignifiant bavardage dans une auberge », et ses itinéraires à travers cette Europe centrale, longtemps appelée – c’est vrai encore aujourd’hui en dépit de la fin du glacis soviétique – Europe de l’Est, ce qui, bien sûr, est faux d’un point-de-vue géographique, historique et culturel. Double promenade littéraire et historique, son livre revisite les romans que Kundera a écrits à la lumière des événements politiques qu’il a traversés et des lieux où il a vécu, à commencer par Brno, sa ville natale. Pas de révélations, cependant : « Ses zones d’ombres. Accepter de ne pas les percer. Par respect. Parce que c’est inutile : ‘‘des préoccupations de concierge’’, comme dit toujours Vera. » Un point de vue discutable.

D’un bout à l’autre de ce passionnant carnet de voyage littéraire, nous naviguons entre les malentendus et les paradoxes qui ont accompagné Kundera pendant toute sa vie. Ainsi, à Brno, l’écrivain aura certes une bibliothèque à son nom, où l’on y trouvera ses archives et, sur les murs, ses dessins mais ni plaque ni monument en son honneur à Prague. Tout récemment, on a même refusé de lire l’une de ses œuvres lors d’une « nuit de la littérature » et il y a eu une levée de boucliers des enseignants quand on a voulu, en 2022, baptiser de son nom le lycée français de la capitale tchèque. Ainsi, l’homme qui, écrit Florence Noiville, « aura non seulement attiré l’attention du monde sur la littérature et l’imaginaire tchèques, mais qui aura su aussi redonner sa juste place aux valeurs de la riche culture centre-européenne » n’est pas « le grand écrivain national » que l’on imagine. Trop romancier, et pas assez dissident, trop nostalgique envers le printemps de Prague, qui, selon lui, « posait un premier jalon vers un socialisme à visage humain », une idée indéfendable pour l’ancien président Vaclav Havel. En plus, non content d’avoir quitté son pays, il a quitté sa langue. « Deux trahisons insupportables », note la biographe.

On peut à la rigueur l’entendre. Mais c’est plus difficile de comprendre pourquoi les jurés du Prix Nobel ne l’ont jamais récompensé, lui qui avait ressenti si profondément, « avant tout le monde, presque dans sa chair, et Dieu sait si c’était pour lui une souffrance, le déclin intellectuel de l’Europe, l’abandon de la culture, la soif d’art qui se tarit, la déferlante de Laideur, l’oubli du Beau ». Il se dit avec force qu’ils ne l’ont pas trouvé assez bien-pensant. La littérature à hauteur des nouvelles grenouilles de bénitier de Stockholm cela rend pessimiste sur son avenir.

Milan Kundera. « Écrire, quelle drôle d’idée » de Florence Noiville, Gallimard, 2023, 320 p.

Quel indéchiffrable et terrible mystère que celui d’un homme d’une force intellectuelle peu commune s’enfermant, au soir de sa vie, dans le silence, l’oubli de soi et des autres, jusqu’à l’oubli de la parole – comme son père avant lui, - et le déni de réalité. Quelle terrifiante ironie aussi d’apprendre que, lui, l’écrivain pourri de dons...

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