Dans une longue interview accordée à Mediapart, diffusée en direct lundi 4 novembre au soir, et depuis disponible sur Youtube, la comédienne Adèle Haenel est revenue sur les faits d'attouchements et d'harcèlement sexuel qu'elle a subis alors qu'elle avait entre 12 et 15 ans, de la part d'un réalisateur de cinéma, celui de son premier film, Les Diables. Christophe Ruggia, à l'époque, avait entre 36 et 39 ans. 

Claire et en colère, mais avec un recul construit, Adèle Haenel s'exprime sur le sujet pour la première fois face caméra, au lendemain de la publication de l'enquête de Mediapart, dans laquelle plus d'une vingtaine de témoins ont accepté de témoigner à visage découvert, et corroborent ses accusations. 

Son déclic pour briser le silence

Pourquoi ne parler que maintenant de ces faits qui se sont déroulés entre 2011 et 2004 ? C'est la première question que lui pose Edwy Plenel. Et un reproche plein de suspicion qu'émettent ses détracteurs, persuadés qu'une "vraie victime" se doit de parler le plus rapidement possible des violences qu'elle a subies. 

Adèle Haenel explique avoir eu un déclic, en visionnant le documentaire Leaving Neverland, qui ravivait les accusations de pédocriminalité envers Michael Jackson. "Je n'ai pas pu m'empêcher d'y voir des mécanismes d'emprises et de fascination qui ont été complètement à l'œuvre dans mon histoire", décrit-elle.

Il ne peut pas refaire un film avec des adolescents. Je ne peux pas le laisser faire ça.

Après avoir été perturbée par ce documentaire reposant sur les longs témoignages de deux victimes présumées du chanteur, et de leurs familles, Adèle Haenel s'est renseignée sur Christophe Ruggia. Elle découvre sur Internet qu'il prépare un nouveau film, sur deux adolescents, qui s'y nommeront Joseph et Chloé. Comme les deux jeunes personnages du film Les Diables.

"J'ai trouvé que c'était vraiment abusé, un dernier pied de nez pour faire comme si ça ne ça c'était pas passé", lâche-t-elle, indignée. "Ça aurait pu être un détail, mais ça ne l'était pas. C'était juste hyper humiliant."Adèle Haenel se dit alors : "Il ne peut pas refaire un film avec des adolescents. Je ne peux pas le laisser faire ça."

Pourquoi Adèle Haenel n'a pas saisi la justice

L'actrice s'excuse auprès d'Edwy Plenel d'être "un peu brouillon", parce qu'elle est "un peu émue". Elle se dit aussi "nerveuse". Mais elle est surtout digne et puissante, en dépit de sa douleur.

Le co-fondateur de Mediapart poursuit l'interview. Il rappelle que les faits ne sont pas prescrits et lui demande pourquoi elle ne saisit pas la justice. L'actrice âgée de 30 ans confie n'avoir jamais vraiment envisagé la justice comme une option, pire, comme solution. "Parce qu'il y a une violence systémique qui ait faite aux femmes dans la justice, justifie-t-elle. Moi je crois en la justice, nuance-t-elle, mais quand on voit à quel point les femmes dans des situations de viols sont méprisées par le système judiciaire."

Les femmes dans des situations de viols sont méprisées par le système judiciaire.

Elle poursuit, indignée : "Un viol sur dix aboutit à une condamnation en justice. Ça veut dire quoi des neuf autres ? Ça veut dire quoi de toutes ces vies ? (...) Il y a tellement de femmes qu'on envoie se faire broyer, soit dans la façon dont on va récupérer leur plainte, soit dans la manière dont on va disséquer leur vie, porter le regard sur elle, dire 'la faute c'est elle, comment elle était habillée, qu'est ce qu'elle a fait, qu'est ce quelle a dit, qu'est-ce qu'elle a bu'..."

L'omerta dans le milieu du cinéma 

À l'idée qu'elle brise le silence, "il y a eu des résistances", confie-t-elle. "Il y a des systèmes d'omerta, d'oppression et de silence", relate Adèle Haenel, deux fois Césarisée déjà. Elle parle du milieu du cinéma, qui a longtemps passé sous silence les violences sexuelles qui y ont lieu.

Mais ce silence collectif pourrait bien être remis en question avec cette enquête, comme l'explique la journaliste d'investigation Marine Turchi, qui a réalisé l'enquête à la demande d'Adèle Haenel. "Beaucoup de gens ont pleuré pendant les entretiens : cette enquête est imprégnée de leur culpabilité."

En tant que cinéastes, nous devons questionner notre pouvoir et nos pratiques, sur les plateaux et comme collectif.

La Société des Réalisateurs de Film, dont Christophe Ruggia a été co-président, a d'ailleurs annoncé, lundi soir, avoir lancé une procédure de radiation du réalisateur. "Comprendre et mettre au jour les mécanismes d’impunité est la grande leçon et le sens même de la démarche de la comédienne, pointe la SRF dans son communiqué. Adèle Haenel a décidé de porter une parole politique en offrant son histoire à autopsier et investiguer. Nous saluons sa générosité et son courage."

Avant d'affirmer : "Nous nous engageons pleinement dans cette dynamique. En tant que cinéastes nous devons questionner notre pouvoir et nos pratiques, sur les plateaux et comme collectif. C’est aussi notre vocation et notre responsabilité". 

Le silence de la famille d'Adèle Haenel

Pour l'actrice, ce silence fut d'une "immense violence, un bâillonnement" du patriarcat à l'oeuvre dans la société, mais aussi du patriarcat "de l'intérieur", au sein même de sa famille. "Le poids du père ?", relance Edwy Plenel. La comédienne acquiesce. 

Je me forçais à penser que c'était de l'amour. Mais j'ai toujours su que quelque chose clochait, que ce n'était pas de l'amour.

Adèle Haenel lit ensuite une lettre écrite et envoyée en avril dernier à son père, alors que ce dernier lui avait envoyé un mail pour lui déconseiller de parler des agressions perpétrées par Christophe Ruggia.

"Mon cher père, (...) Si j'ai attendu tout ce temps pour dénoncer les faits, c'est du fait d'un ensemble de choses qui rendait longtemps la parole impossible, et aujourd'hui d'un autre ensemble de choses qui rend la poursuite du silence insupportable", lit-elle, les jambes tremblantes. "Je me forçais à penser que c'était de l'amour. Mais j'ai toujours su que quelque chose clochait, que ce n'était pas de l'amour. Quand j'allais chez lui, je me sentais si sale que j'avais envie de mourir. Je le trouvais dégueulasse, mais je me sentais redevable. Il procédait toujours de la même façon : il se collait à moi, m'embrassait, et commençait à me caresser." 

En finir avec le mythe des "monstres"

Deux messages forts ressortent de cette heure d'entretien : Adèle Haenel soutient qu'il faut cesser ce fantasme "des gentils contre les méchants". Pour lutter contre la culture du viol, l'actrice défend qu'il faut comprendre, enfin, qu'il n'y a pas de profil-type d'agresseurs qui seraient anormaux, hors de la société : "Les monstres ça n'existe pas. C'est notre société. C'est nous, nos amis, nos pères."

Les monstres ça n'existe pas. C'est notre société. C'est nous, nos amis, nos pères.

Un second message : les victimes n'ont pas toujours conscience de l'être. À l'époque, Adèle Haenel a "essayé de sauver la face", réalise-t-elle, avant de tenter de prendre conscience des mécanismes d'emprise qui lient les victimes à leur bourreau. "À commencer par sauver la face de Christophe Ruggia lui-même, qui ne se voyait pas en train d'abuser de moi. J'ai essayé de le protéger, ça s'appelle de l'aliénation", explique-t-elle.

Il faut reconnaître nos récits. Ça ne veut pas dire que vous n'avez plus le droit d'exister.

Christophe Ruggia, par le biais de son avocat, a affirmé que les propos de l'enquête étaient "romancés, tendancieux, parfois calomnieux, inexactes". Le réalisateur "réfute catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou tout espèce d'attouchements sur cette jeune fille alors mineure".

Adèle Haenel, "choquée qu'il démente", lui répond, et à tous les hommes de pouvoir violents et abusifs, désormais pointés du doigt par le mouvement #MeToo : "Il faut reconnaître nos récits. Ça ne veut pas dire que vous n'avez plus le droit d'exister. Mais vous devez reconnaître nos récits. C'est tellement violent de nous interdire même cette chose-là."