Tarmac

Comment le rap s’est imposé dans les médias

© Jonas Lumbaya

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Par Jonas Bourion

Du 30 janvier au 5 février, la Semaine de la Musique Belge va envahir les ondes. Tes artistes belges préférés seront à la fête partout dans le pays. Pour Tarmac, c’est un évènement un peu spécial. Beaucoup de rappeurs que l’on suit seront mis en avant pendant sept jours.

En Belgique, les médias spécialisés sur le rap, comme Tarmac, sont assez rares. Pourtant, ils se sont multipliés en France ces dernières années. Ce n’est pas un hasard : le rap profite d’une exposition grandissante, au point de devenir presque incontournable. Sur les réseaux, à la télé, à la radio… Il est partout. Mais ça n’a pas toujours été le cas. On te raconte.

Rap-de-marée

Quand la culture hip-hop arrive dans les pays francophones, c’est un raz-de-marée. Les tags recouvrent les murs (et à peu près tout ce qui est recouvrable) pendant que le rap conquiert les jeunes. Un vocabulaire nouveau s’installe. Pourtant, pour la majorité des médias généralistes, il s’agit toujours d’une culture de niche.

Il suffit de se replonger dans certaines émissions de l’époque pour se rendre compte du décalage qui existait. Aujourd’hui, des mots comme "moonwalk" ou "breakdance" sont naturels. Mais dans l’émission de Supercool ci-dessous, accueillant le groupe de hip-hop américain Break Machine et diffusée en 1984, on en est loin. Le présentateur, Plastic Bertrand, semble par moments submergé face aux références de ses invités. C’est normal : à ce moment-là, le hip-hop est encore perçu comme un effet de mode un peu extravagant et voué à disparaître rapidement.

Supercool : Break Machine (1984)

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Karim Hammou est sociologue. En 2021, il a publié, avec sa consœur Marie Sonnette-Manouguian, le livre 40 ans de musiques hip-hop en France. Il affirme que, même si les médias n’ont jamais traité le rap de façon homogène, on peut observer un changement à partir du début des années 1990. "À la mise en dérision qui existait se sont ajoutés des stéréotypes réduisant le rap à une expression des banlieues, explique-t-il. C’était soit pour se réjouir qu’une telle expression existe, soit pour la voir comme un symptôme de problèmes publics. Dans les deux cas, prendre au sérieux le rap comme forme esthétique et les rappeurs comme des artistes relevait de l’exception plutôt que de la norme."

Très vite, le ton va se durcir. En France notamment, le rap défraie régulièrement la chronique, jusqu’à s’inviter dans le débat public.

Dangereux

Ce n’était pas la première fois pour un groupe de rap

Que la censure frappe et les citations tapent

Va donc je me suis dit, le texte est cool, y’a pas de hic

Faux, j’étais devenu l’ennemi public des Assédic

IAM – Dangereux

D’Orelsan et ses démêlés avec la justice au retrait de l’hymne pour la Coupe du Monde de football 2018 à Damso, les exemples de rappeurs épinglés pour leurs textes ne manquent pas. En 1995, déjà, le rappeur marseillais Akhenaton était accusé d’incitation à la haine pour son titre "Éclater un type des Assédic".

Raphaël Da Cruz, journaliste musical pour -entre autres- Mouv' et l’Abcdr du son, se souvient de cette polémique : "On dirait que le rap n’a pas droit à la satire, constate-t-il. Dans un film, ce genre de phrases ne poserait aucun souci. Je pense qu’il existe un vrai problème de compréhension culturelle du rap chez une partie des personnalités politiques ou médiatiques."

Karim Hammou, lui, souligne une particularité de ces mécanismes médiatiques autour du rap : "Derrière la mise en cause d’artistes précis, c’est souvent le genre musical en général qui est incriminé ou du moins soupçonné. Ce n’est pas le cas de tous les courants musicaux au même degré."

Là où beaucoup se rejoignent, c’est pour dire que cette stigmatisation a une source précise. "Le rap est devenu l’emblème de groupes sociaux stigmatisés et dévalorisés : la jeunesse racisée masculine des quartiers populaires", explique Karim Hammou. Sur fond de classisme et de racisme, une partie de la classe politique et médiatique a fait du rap une cible privilégiée.

Mais, depuis quelques années, un vent de changement souffle sur la francophonie. Non seulement le rap semble de plus en plus respecté, mais de nombreux acteurs émergent pour lui rendre hommage.

Cercle vertueux

En 2016, un grand changement a eu lieu au sein de l’industrie musicale. Il a enfin été décidé que les écoutes en streaming seraient comptabilisées dans l’économie de la musique. Pour le rap, ça a été un basculement. "On savait déjà que le rap était l’un des styles les plus écoutés, mais il n’y avait aucun outil statistique pour le prouver", raconte Raphaël Da Cruz. Soudainement, les certifications pleuvent sur le rap. Les rappeurs sont invités partout. En d’autres termes : le rap est devenu rentable.

Les conséquences de cet évènement ne se limiteront pas qu’aux rappeurs. En fait, c’est un écosystème entier qui va pouvoir en profiter. De nombreux médias spécialisés existaient déjà, comme Booska-P (d’ailleurs, n’oublie pas de checker notre propre liste des artistes hip-hop à suivre en 2023) ou l’Abcdr du son, pour lequel Raphaël Da Cruz écrit depuis 2010. "Mais à ce moment-là, très peu de gens parvenaient à en vivre. L’essor du rap a créé un cercle vertueux qui a permis à plein de gens de se professionnaliser", précise-t-il.

Au même moment, un nouveau compte Twitter est créé. Son nom ? Raplume. "À la base, c’était juste un endroit où je partageais des punchlines qui me plaisaient", se souvient Alvaro Mena, son fondateur. Mais, au fil du temps, et en faisant grandir sa communauté, Raplume est devenu l’un des médias rap francophones les plus importants du milieu.

"Aujourd’hui, les marques s’intéressent à nous" explique Alvaro. Elles voient que nos audiences augmentent et elles se disent qu’elles peuvent y gagner quelque chose alors qu’elles ignoraient complètement le rap au début."

Raplume n’est pas un cas isolé. Partout en francophonie, de nouveaux médias spécialisés sur le hip-hop apparaissent. Et, tu l’as compris, la Belgique ne fait pas exception à la règle.

Nom de code : Media Z

Et oui ! Avant de s’appeler Tarmac, ton média préféré avait été baptisé Media Z. Officiellement, nous sommes nés en 2017, quand notre chef éditorial Thomas Duprel (aka "Akro" du groupe Starflam) nous a présentés sur La Première. "J’avais déjà été approché pour être coach dans The Voice mais j’avais décliné, raconte-t-il. En trainant dans les couloirs de la RTBF, on m’a parlé de ce projet. Puis, un jour, je suis tombé sur un appel à candidatures sur Facebook et j’ai compris tout de suite de quoi il s’agissait. Je n’ai pas hésité."

Tarmac est arrivé dans une période où de nombreux autres médias spécialisés s’étaient déjà lancés. "Au niveau belge, on est plutôt bien loti mais quand on élargit à l’échelle francophone, on arrive un peu tard dans le monde digital, tempère Thomas. Mais on a vraiment charbonné. Dans l’équipe, on n’est pas des fonctionnaires qui rentrent chez eux à 16h : on est avant tout des passionnés qui ont quelque chose à défendre."

Pour la culture

C’est devenu difficile d’ignorer le rap, aujourd’hui. Des médias généralistes, comme la RTBF, créent des médias axés sur la culture hip-hop. D’autres, comme les Inrocks, revoient leur ligne éditoriale pour y inclure le rap. On pourrait voir de l’opportunisme dans la façon dont certains médias s’emparent du hip-hop à présent. Thomas Duprel, lui, préfère se focaliser sur le positif. "Peut-être que ça arrive tard, c’est vrai, mais nous sommes légitimes. On a longtemps attendu une telle fenêtre d’exposition. Maintenant, c’est à nous de pousser cette culture."

Cet engouement positif, cette envie de le faire for the culture, on la retrouve chez de nombreux acteurs du monde médiatique hip-hop. Cette ambition commune les rapproche. "Nous ne sommes pas vraiment concurrents", confirme Alvaro Mena, fondateur de Raplume et figurant récemment dans le classement de Booska-P des personnalités les plus influentes du rap français. "L’envie de tout le monde, au-delà de développer son propre média ou sa propre entreprise, c’est surtout de pousser au mieux l’industrie. Il y a un grand respect mutuel, tout le monde se connait."

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À force de travail et de passion, le rap occupe désormais une place de choix dans le paysage médiatique. Mais, comme le rappelle Raphaël Da Cruz, il est important de relativiser. "Regarde les vingt plus grosses ventes de l’année en France. La moitié appartient au rap mais l’autre moitié, non." Nous sommes allés vérifier ce classement des ventes et dix d’entre elles sont effectivement l’œuvre de rappeurs. Dans l’autre moitié, on retrouve des artistes comme Tiakola qui peuvent aussi être apparentés au hip-hop. "Je pense qu’on est face à un effet de loupe. Le rap est incontournable, mais il n’est pas seul", conclut Raphaël.

Preuve en est qu’il a fallu attendre 2022 pour qu’un format tel que "Nouvelle École" apparaisse sur nos écrans. Avant ça, seules quelques incursions d’artistes très pop dans des émissions généralistes, à l’image de Bigflo et Oli coaches dans "The Voice", avaient été accordées au rap. En radio, ce dernier est également beaucoup moins diffusé.

Aujourd’hui, on peut factuellement affirmer que le hip-hop est davantage respecté. À part quelques irréductibles gaulois et ton oncle qui continue à faire "yo-yo" avec ses doigts, tout le monde a plus ou moins appris à vivre avec cette culture. Mais, puisque le combat continue, la déferlante rap n’est pas près de s’arrêter.

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