Kafka intérieur/extérieur : 1. Magdaléna Platzová (La vie après Kafka)

Magdaléna Platzová, La Vie après Kafka (détail de la couverture © éditions Agullo)

2024 est l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. Logiquement, les publications et rééditions s’empilent, au risque de la saturation : fin de la trilogie (exceptionnelle) de Reiner Stach au Cherche-Midi et parution au Livre de poche du tome 1 (tous deux en mai prochain), rééditions d’œuvres, dont le Milena de Margarete Buber-Neumann chez « Fiction & Cie » (Seuil), etc. La liste promet d’être longue. Parmi tous ces livres, La Vie après Kafka de Magdaléna Platzová (Agullo).

Dans La Vie après Kafka, Magdaléna Platzová enquête sur Felice Bauer, l’éternelle fiancée éconduite de l’écrivain, à qui il envoya des centaines de lettres, à laquelle il promit fiançailles (deux fois) et mariage avant de se rétracter, incapable qu’il était d’envisager une existence partagée tant était immense (et vital) son besoin de retrait et d’écriture. Mais Felice Bauer n’est pas seulement cette figure complexe construite par la seule correspondance de Kafka — les lettres de Felice ont été détruites. Elle est une femme qui s’est mariée, a eu deux enfants, a émigré aux États-Unis mais a aussi gardé pendant 40 ans les lettres du génie qui l’a aimée et quittée et une soixantaine de livres que l’écrivain lui avait offerts.

Magdaléna Platzová ouvre son récit en 1935 alors que Felice quitte Berlin avec ses enfants, direction Genève, première étape avant l’exil nord-américain puisqu’il faut toujours plus loin fuir le nazisme. Il suit l’itinéraire d’une femme qui tente de se reconstruire après le cataclysme intime d’un amour brisé et malgré le cataclysme historique qui se précise. « Ce livre n’est pas une biographie historique », précise l’autrice en ouverture du livre, il mêle événements réels et fictionnels, documents historiques (en italiques) et récit.

Le roman commence par une lettre de 1975, adressée par le fils de Felice Marasse, née Bauer, à Elias Canetti. Il vient de lire sa biographie de Kafka et se plaint de la place donnée à sa mère dans cette « littérature kafkologique (kafkographique ?) », « un business très lucratif ». Elle y apparaît comme la proie amoureuse d’un homme génial, une femme que l’écrivain s’était d’ailleurs évertué à effacer. Il « s’est appliqué à détruire ses lettres, tandis qu’elle a conservé la moindre carte postale, le moindre télégramme et même des lettres qui ne lui étaient pas directement destinées ».

Après avoir lu « Kafka et sur Kafka », fait cours sur Kafka, c’est donc une autre Felice que Magdaléna Platzová s’emploie à faire revivre, une femme puissante devenue malgré elle un personnage littéraire, une construction fantasmatique depuis l’œuvre d’un autre. Si elle est aussi personnage dans La Vie après Kafka, Magdaléna Platzová souhaite bien retrouver la personne réelle, avec l’accord de sa famille. Elle s’applique à dire « un courage quotidien qui se traduit surtout par son endurance. Impénétrable, travailleuse, pas littéraire. C’est ainsi que je me la représente. Une femme capable d’organiser et de niveler le monde qui l’entoure, d’en prendre soin ». Tel est le premier fil rouge de ce livre qui mêle les temporalités de chapitre en chapitre : retrouver Felice Bauer, se demander qui était vraiment cette femme que « les kafkologues n’ont jamais considérée comme digne d’études indépendantes » et ce que fut sa vie « après Kafka ». Le second est tout aussi passionnant : interroger la réinvention de soi que fut cette vie, quand on a déjà laissé derrière soi un amour détruit, une relation que Felice avait fini par nommer « affaire » et qu’« il n’y avait rien à sauver des ruines, hormis son amour-propre » et qu’il faut désormais fuir en laissant derrière soi une ville, une culture et une histoire. Peut-on effacer toute trace du passé pour renaître ?

Magdaléna Platzová, La Vie après Kafka, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions Agullo, avril 2024, 321 p., 22 € 50 — Lire un extrait