80e anniversaire du Débarquement de Normandie : de notre envoyé spécial en Normandie (quotidien, 12/18)

Le Débarquement et la Bataille de Normandie ont fait les gros titres de la presse internationale pendant plusieurs semaines. Sur le terrain, comment travaillent les journalistes ?

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A gauche avec l’appareil-photo, Robert Capa. A droite avec les jumelles, Ernest Hemingway. Monstres sacrés du reportage de guerre, les deux hommes (et amis) vont couvrir pour les magazines Life et Collier’s le Débarquement et la Bataille de Normandie. La photo a été prise à Pont-Brocard, au Sud-Ouest de Saint-Lô, le 30 juillet 1944, alors que les deux journalistes suivent la 2e DB américaine. L’homme au milieu est leur chauffeur, le soldat Olin Tomkins.
A gauche avec l’appareil-photo, Robert Capa. A droite avec les jumelles, Ernest Hemingway. Monstres sacrés du reportage de guerre, les deux hommes (et amis) vont couvrir pour les magazines Life et Collier’s le Débarquement et la Bataille de Normandie. La photo a été prise à Pont-Brocard, au Sud-Ouest de Saint-Lô, le 30 juillet 1944, alors que les deux journalistes suivent la 2e DB américaine. L’homme au milieu est leur chauffeur, le soldat Olin Tomkins. (©National Archives USA/Normandie Mémoire)
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Même si la liberté de la presse est chose sacrée aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et que les grands journaux américains et anglais sont très puissants à l’époque, la guerre est quand même une chose trop sérieuse pour qu’on puisse laisser totalement la bride sur le cou aux journalistes.

Une « collaboration » nécessaire

Deux raisons à cela. D’abord, les généraux responsables de l’opération Overlord craignent par-dessus tout qu’un journaliste trop fouineur ne révèle dans un reportage un secret militaire.

Sa divulgation au grand public (et donc à l’ennemi) aurait bien sûr des conséquences néfastes pour les armées alliées. Et puis, il y a aussi le fait que l’état-major allié entend maîtriser de A à Z, la “communication” autour de “l’évènement” Débarquement et Bataille de Normandie.

En gros, le message que les médias doivent faire passer à leurs lecteurs et auditeurs, est le suivant : les soldats alliés mènent une guerre juste, propre et désintéressée pour terrasser le nazisme et rendre leur liberté aux peuples européens.

Comment s’assurer de la “collaboration” de la presse ? Tout simplement en faisant en sorte qu’elle puisse… exercer son métier correctement et librement, ou du moins qu’elle en ait l’impression !

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Donnant-donnant

Quand les fantassins des 1res et 29e divisions américaines se font tailler en pièces à Omaha aux petites heures du 6 juin, Robert Capa est à leurs côtés pour prendre une série de photos qui vont faire le tour du monde.

A Bernières-sur-Mer, Marcel Ouimet fait vivre à ses auditeurs de CBC, les premiers pas des troupes canadiennes sur Juno. Pour les lecteurs de News of the world, Ward Smith décrit l’atmosphère qui règne dans la carlingue d’un C-47 transportant vers le Cotentin des paras de la 101e.

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Le reportage d’une vie. Et qui douterait que Capa a osé risquer sa peau pour prendre des photos dont il ne serait pas fier de revendiquer la responsabilité et l’indépendance ?

En juillet, c’est cinq jours avant le déclenchement de Cobra que le général Bradley informe les correspondants de guerre américains de la teneur de l’opération ! Belle marque de confiance de Bradley… qui sait également qu’il peut compter sur le silence “patriotique” de la presse, quitte à ce que ce silence piétine (mais pour la bonne cause) l’éthique journalistique.

Capa, Ernie Pyle, Hemingway et tous les correspondants présents tiendront leur langue le temps qu’il faudra : pas un d’entre eux ne sera assez fou pour “lâcher le morceau”. Car tous savent bien que ce serait signer là leur arrêt de mort journalistique.

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Entre l’état-major allié et les reporters présents en Normandie, c’est donc du donnant-donnant : à condition d’être assez “souples” dans leur manière d’exercer leur métier, les journalistes pourront effectivement continuer à travailler en Normandie. Sinon…

Propagande et censure

Car ce serait assurément folie de laisser passer une occasion aussi énorme. D’un côté, un public qui a soif de savoir ce qui se passe en Normandie, et qui se jette sur les journaux et les bulletins d’informations. De l’autre côté, des journalistes qui ont sous les yeux des sujets à la pelle.

La demande et l’offre sont là : à notre époque, on parlerait de “buzz”. Y’a plus qu’à alimenter la machine… mais pas n’importe comment.

A côté des journalistes “indépendants”, il y a d’abord le propre service d’information de l’armée avec ses magazines et journaux (Stars and Stripes, Yank pour les Américains), ses photographes et ses cinéastes (le Signal Corps), chargés de mettre en avant la bravoure des soldats et leurs bonnes relations avec les civils français, avec des belles images bien mises en scènes, bien léchées.

Des images de propagande qui seront bien sûr mises à la disposition des quotidiens grands et petits de l’époque (et que l’on retrouve encore 70 ans plus tard dans les livres d’histoire et les hors-séries des journaux… comme celui que vous êtes en train de lire en ce moment !)

Puis pour couper court à tout risque d’“accident”, tous les journalistes présents en Normandie pour couvrir l’offensive alliée, sont systématiquement accompagnés d’un officier de relations publiques de l’armée, chargé de “canaliser” toute velléité d’investigations trop fouillées. Et en aval, la censure règne, coupant, biffant, raturant, masquant toute image, mot ou paragraphe qui pourrait évoquer des “choses qui fâchent”.

Une question d’interprétation

Mais il y a quand même des “choses qui fâchent” qu’on ne peut pas ne pas remarquer. Tout est d’abord question d’interprétation. Les photos de Capa prises à Omaha-Beach le matin du 6 juin ? On pourrait y voir l’illustration d’un des plus sanglants ratages alliés de la journée.

Mais pourquoi alors ont-elles échappé à la censure ? Parce qu’elles magnifiaient le courage et le sacrifice suprême consenti par les soldats américains ce matin-là.

Prenons alors un autre exemple, celui des villes de Normandie saccagées par les bombardements alliés. Impossible de passer à côté à Coutances, Vire ou Lisieux.

Et de fait, dans les journaux anglais et américains, on va voir des articles et des photos de ces fameuses ruines… mais présentées sous un certain angle : soit carrément imputées à l’artillerie allemande, soit indiquant de manière plus insidieuse que les soldats alliés prêtent main-forte aux Normands pour déblayer les ruines de leurs maisons !

Entre les lignes

Que penser dès lors de l’“information” distillée aux lecteurs et auditeurs de 1944 à propos du Débarquement ? Faut-il y reconnaître l’excellence des services de communication des armées alliées qui vont réussir l’exploit de faire passer leur message au grand public, moyennant une certaine censure ?

Faut-il y voir des journalistes qui doivent composer avec cette censure, voire qui pratiquent une certaine forme d’auto-censure, pour pouvoir continuer à travailler ?

Et que penser aussi des lecteurs et auditeurs américains, anglais et canadiens qui reçoivent ce flot d’informations tous les jours : sont-ils dupes ou pas ? Lisent-ils entre les lignes ? Ou ne voient-ils et ne lisent-ils que ce qu’ils veulent bien voir et lire ?

A savoir des nouvelles de leurs fils, frères ou pères qui là-bas en Normandie, souffrent et se font tuer, mais pour une bonne cause… Soupçonner le contraire serait trop cruel…

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La vie de château

Et au quotidien, comment ça se passe ? Chaque journaliste fait une demande auprès de l’unité qu’il veut suivre. Il reste avec les soldats parfois pendant plusieurs jours pour emmagasiner « de la matière », puis retourne travailler au PC des journalistes. Le château de Vouilly pour les Américains, celui de Creully pour les Anglais. Des endroits calmes, confortables, proches des plages (et donc de l’Angleterre) et proches du front, et last but not least, proches de Bayeux, intacte, où le bar du Lion d’Or est devenu en peu de temps le repère des correspondants de guerre.
Eisenhower et Montgomery ont aussi leurs quartiers généraux à proximité et donnent des conférences de presse régulières où les journalistes se pressent. Car il est important d’être à côté des « grands » pour ne pas louper une info importante, comme il est essentiel de suivre les « petits » pour voir comment ça se passe sur le terrain.

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