Saint Augustin : une pensée au bord des larmes
Face aux événements – sa jeunesse de débauché, sa conversion au christianisme, la mort de son ami Nébride, celle de sa mère Monique –, l’évêque d’Hippone pleure. Loin d’être une faiblesse, cette réaction lui permet de bâtir une métaphysique de la consolation.
« Cry me a river » ferait un bon sous-titre aux Confessions d’Augustin (353-430), tant l’évêque d’Hippone y pleure abondamment. On le comprend : le récit de sa vie, passée entre l’actuelle Algérie, Carthage, Rome et Milan, est rythmé de nombreuses pertes, de celles qui suscitent à la fois douleur et vertige métaphysique. Des Confessions, on retient souvent quelques passages comme le vol de poires ou les méditations sur le temps des derniers livres. Mais le souvenir de son ami Nébride mort des suites d’une « grande fièvre » ou celui de sa mère Monique dont il loue longuement la piété, sont des événements, des épreuves tout aussi essentielles, qui le confrontent à la difficulté de consentir à la volonté d’un Dieu qui lui ôte ce qu’il a de plus cher. Au cœur des Confessions se trouve donc le désir de consolation. Si Dieu est si présent et remplit à ce point l’espace d’Augustin, c’est avant tout parce qu’il a le sentiment de traverser une « vallée de larmes » où la seule certitude, la seule permanence se trouve dans la figure divine, après des années passées à vivre dans l’erreur du péché. De la même façon que nous appréhendons le temps par notre sensibilité, Augustin met en avant sa connaissance de Dieu par les larmes. Il n’a ainsi que faire d’en démontrer ou non l’existence. Il s’agit de partager d’abord une affliction, celle du deuil de ce qu’on laisse derrière soi, avant de trouver l’apaisement. Et c’est tout le sens de son projet autobiographique.
Le deuil est une constante pour Augustin, qu’il décline de différentes manières. La première partie des Confessions est ainsi consacrée au récit d’une jeunesse que l’auteur qualifie lui-même de débauchée et qu’il raconte non sans un certain étonnement rétrospectif d’avoir pu à ce point se vautrer dans l’erreur. Faute avouée à moitié pardonnée ? Ce n’est pas tant l’idée, puisque celui auquel il semble s’adresser chapitre après chapitre sait déjà qui il est et n’ignore aucune des fautes de l’auteur. Non, si Augustin entre dans les détails des « vapeurs grossières et impures qui s’élevaient de la boue et du limon de [s]a chair », c’est pour donner l’exemple d’un changement, d’une conversion possible à ses lecteurs. Même le pire des « vauriens », comme celui qu’il disait être à 16 ans, peut s’amender et finir par s’adresser directement à Dieu comme l’évêque le fait tout au long des treize livres des Confessions. Il énonce ainsi son projet littéraire : « Mais à qui dis-je ceci ? Ce n’est pas à vous, mon Dieu, qui savez tout. Je le dis à mes frères en m’entretenant avec vous, je le dis à tous les hommes, ou plutôt à ceux qui pourront jeter les yeux sur ce que j’écris, en quelque petit nombre qu’ils puissent être : et le but que je me propose en tout ce livre, mon Dieu, est de considérer moi-même, et de porter les autres à considérer avec moi, combien est profond cet abîme de misère dans lequel nous sommes plongés, et du fond duquel nous devons pousser nos cris en haut, afin qu’ils pénètrent jusqu’à vous. » Avant de s’autoriser un face-à-face avec Dieu, il faut laisser certaines choses derrière soi, à commencer par ce qui nous cause du remords.
Du vol à l’envol
L’anecdote est devenue un classique de ce récit autobiographique, connu sous le nom du « vol de poires ». Pourquoi donc Augustin insiste-t-il si longuement sur ce qui nous apparaît comme une bêtise de jeunesse relativement insignifiante ? Parce que le vol est commis dans ce cas non pas par nécessité – par la suite, il admet ne pas avoir mangé les poires – mais par pur plaisir du larcin et de l’adrénaline, et contribue à la perte du monde. Les poires étaient belles, se souvient Augustin, mais la volonté de se les accaparer en a gâché la beauté. C’est pourquoi « je ne les eus pas plus tôt cueillies que je les jetai, sans qu’il m’en restât d’autre satisfaction que celle de mon péché et de ma malice qui me tenait lieu de festin délicieux ». Aussitôt arrachées à leur arbre, où elles peuvent encore être auréolées du sceau de la création divine, elles perdent de leur attrait entre les mains de jeunes plaisantins insouciants. C’est que ces mains, loin de créer et de contribuer au monde, l’abîment en une pâle imitation du geste créateur : « Il se trouve dans les vices mêmes une image obscure, ou plutôt une ombre des biens solides qui trompe les hommes par une fausse apparence de beauté », relève Augustin.
Des années plus tard, une fois baptisé et converti au christianisme, Augustin se souvient avec effroi de cet épisode, qui le rend lyrique : « Ô esclave malheureux qui fuit son Maître, et qui n’embrasse qu’une ombre au lieu des biens véritables qu’il a quittés ! Ô corruption étrange ! Ô vie monstrueuse ! Ô abîme de mort ! Est-il possible que je n’aie pris plaisir à faire ce qui était injuste, que parce qu’il était injuste ? » Le péché tel que le décrit Augustin implique une forme de deuil : il faut renoncer à la beauté du monde pour se laisser aller à se l’approprier inutilement et ainsi la corrompre, pour se laisser aller à la possibilité du mal qui s’écarte de l’innocence. Le mal chez Augustin n’est d’ailleurs pas une substance qui s’opposerait au bien, comme le prétendent les manichéens, qui l’ont compté parmi leurs membres avant sa conversion. Il demeure seulement une possibilité que l’être humain peut choisir – il n’est certes pas parfait, mais il est libre. Il a toutefois une possibilité de se racheter : celle des larmes versées – gratia lacrimarum, ou « don des larmes ».
De la perte à la conversion
C’est à peu près au milieu des Confessions que se trouve le récit de la conversion d’Augustin. Après plusieurs années passées auprès des manichéens, des disciples de Manès alors considérés comme une secte par l’Église, il se convertit au christianisme. Augustin se souvient du manichéisme comme d’un simulacre de religion chrétienne, qui prend tous les atours de la religion véritable mais passe à côté de son véritable cœur. Il décrit ses adeptes comme « une secte d’hommes superbes et insensés, qui étaient très charnels, et très grands parleurs. Leurs paroles étaient un piège du diable, et comme un charme et un enchantement composé du mélange des lettres de votre nom, du nom de notre sauveur Jésus-Christ, et de celui du Saint-Esprit, consolateur de nos âmes ».
Le manichéisme voit à l’œuvre dans l’Univers un combat entre deux principes, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, qui s’opposent tout en coexistant toujours. Alors qu’Augustin en est encore un « auditeur » (par opposition aux « élus » qui pratiquent une discipline plus drastique faite d’abstinence et de végétarisme), il perd l’un de ses amis les plus chers, Nébride, manichéen comme lui. « Son esprit était entré avec moi dans l’erreur, et je ne pouvais plus vivre sans lui », se souvient-il, ajoutant que « la douceur de son amitié […] m’était plus chère que tous les autres plaisirs de ma vie ». À sa mort, les « ténèbres » l’envahissent, sans aucun pendant consolateur de lumière. La description du manque qu’il ressent est déchirante : « Mon pays m’était un supplice ; la maison de mon père m’était en horreur ; tout ce qui m’avait plu en sa compagnie m’était devenu sans lui un sujet de tourment et d’affliction ; mes yeux le cherchaient partout, et ne le pouvaient trouver ; et je haïssais toutes les choses que je voyais, parce que je ne le voyais point en aucune d’elles. »
“D’où vient que l’on cueille des fruits si doux des amertumes de la vie, telles que sont les pleurs, les soupirs, les gémissements et les plaintes ?”
Ce deuil qui le plonge dans une douleur si intense est une première étape dans la remise en question de sa première religion. Il s’étonne en effet qu’elle ne lui apporte aucune consolation et que son âme souffre à ce point. C’est qu’il doit être dans l’erreur, pour subir tant de désolation. Seules ses larmes le soulagent, et il y cède volontiers sans retenue aucune au point qu’« ayant succédé à mon ami [elles] étaient devenues les seuls délices de [sa] vie ». Alors qu’il se demande « d’où vient que l’on cueille des fruits si doux des amertumes de la vie, telles que sont les pleurs, les soupirs, les gémissements et les plaintes », Augustin note qu’elles n’ont rien d’enfantin ou de naïf, dans le sens où celui qui pleure sait bien que ces épanchements ne lui ramèneront pas la personne disparue. Il s’agit plutôt de ruser avec soi-même, de jouer des larmes « amères d’elles-mêmes » contre « le regret de ne jouir plus de ce que nous possédions auparavant et de l’horreur que nous donne cette perte ».
C’est le souvenir de ces mêmes larmes de consolation qui jouera lorsque Augustin connaîtra sa crise mystique quelques années plus tard. Alors qu’il réfléchit déjà à se convertir, une séance de méditation lors de laquelle une voix lui ordonne de lire un passage au hasard des Épîtres de saint Paul tourne à la révélation. La voix mystérieuse n’intervient toutefois qu’après une crise de larmes qui secoue profondément Augustin – « il en sortit de mes yeux des fleuves et des torrents », décrit-il. Au cœur de cette « grande tempête », il gémit : « Jusques à quand ? Jusques à quand remettrai-je toujours au lendemain ? Pourquoi ne sera-ce pas tout à l’heure ? Pourquoi mes ordures et mes saletés ne finiront-elles pas dès ce moment ? » Les larmes de la consolation sont ainsi également celles qui permettent à l’endeuillé de revenir à la vie.
Lorsque Augustin perd cette fois sa mère quelques années plus tard, les larmes tiennent toujours la même fonction. Les larmes qu’il refuse de verser en public lors des funérailles « parce que l’on s’en sert d’ordinaire pour déplorer le malheur des morts, et comme leur entier anéantissement : au lieu que la mort de ma mère n’avait rien de malheureux, et qu’elle était encore vivante dans la principale partie d’elle-même », ces larmes se justifient néanmoins dans la sphère privée, puisqu’elles restent toujours un moyen de communication privilégié avec Dieu. « Ainsi je trouvai du repos, se justifie-t-il, parce que cela se passait en votre présence, et non pas devant un homme superbe, qui peut-être aurait mal jugé de mes pleurs. »
Temps du récit et récit de vie
Les larmes sont par ailleurs ce qui ouvre Augustin à une réflexion sur le temps. Si elles sont un ancrage douloureux dans le présent du manque et de l’absence, elles sont également une projection dans le passé comme dans le futur. Il faut revenir au récit de sa conversion pour s’en rendre compte. « Jusques à quand ? » demande-t-il à Dieu, faisant de sa conversion non pas un événement unique, accompli une bonne fois pour toutes, mais un processus répété dans le temps – peut-être jamais définitivement achevé, puisque la possibilité de la faute demeure. Ce qui est après tout logique : alors que Dieu est une substance éternelle et parfaite, qui ne peut avoir créé le mal, les êtres humains, comme tout le reste de la création, sont de nature temporelle, c’est-à-dire corruptible. Reste la possibilité de se racheter par une mise à nu intégrale, celle du récit autobiographique inscrit dans le temps d’une vie, par lequel Augustin écrit régulièrement vouloir se mettre sans fard devant Dieu.
Car il serait injuste de ne lire dans les Confessions qu’une longue plainte, justifiée par de douloureuses pertes. Il arrive qu’Augustin s’émerveille, notamment des possibilités de sa mémoire. Certes, les disparus ne reviendront pas. Mais leur souvenir reste en quelque sorte disponible dans « ce grand magasin de la mémoire » où il suffit de piocher des images « qui sont toujours prêtes à se représenter à notre esprit quand il veut s’en souvenir ». Augustin décrit là une sorte de réservoir dont les lois ont beau lui échapper, cela ne l’empêche pas d’en apprécier le fonctionnement parfois aléatoire. « C’est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j’ai fait, et les dispositions dans lesquelles j’étais lorsque je faisais ces actions », remarque-t-il. Ce n’est pas exactement le moyen de la connaissance de soi, puisque « notre esprit n’a pas assez d’étendue pour se comprendre soi-même » (lire l’extrait commenté), mais Augustin reconnaît là qu’il achoppe devant un mystère qui ne cesse de le ravir.
Face à l’énigme de la définition du temps, il adopte en quelque sorte le même étonnement naïf, en une remarque encore célèbre : « Qu’est-ce donc que le temps ?, s’interroge-t-il. Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande, et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore. » Façon de souligner que nous avons une approche forcément intuitive du temps, toujours subjective, qui nous rend difficile, voire impossible, d’en établir une définition satisfaisante. Augustin établit toutefois trois dimensions : celle du passé, accessible par la mémoire donc, celle du présent, liée dans l’esprit à la capacité d’attention, et celle de l’avenir que nous appréhendons par l’attente. En définitive, « c’est dans toi, mon âme, que je mesure le temps ».
À cette impression subjective du temps qui passe, Augustin tente donc de faire correspondre le récit de sa vie, de ses douleurs et de ses deuils. Si les larmes permettent de tenir en vie celui qui les verse malgré la douleur, la mémoire est ainsi le versant plus joyeux de la démarche augustinienne, en ce qu’elle autorise un surplus d’existence aux disparus. Même si la religion chrétienne promet la permanence de l’âme, Augustin insiste tout au long de son autobiographie sur la possibilité par le récit de ne pas entièrement sombrer dans les ténèbres, avant tout pour ses proches. Il clôt ainsi l’épisode de la mort de son cher ami Nébride : « La vie m’était en horreur à cause que je ne voulais pas être vivant qu’à demi. Et c’était, peut-être, par cette même raison que je craignais de mourir, de peur que celui que j’avais si fort aimé ne mourût entièrement. »
À LIRE
> Augustin et la sagesse, de Lucien Jerphagnon (Desclée de Brouwer, 2006)
Alors que la mode est au marxisme dans les années 1960, ce fervent adepte de la pensée antique et médiévale décide d’enseigner Augustin à ses étudiants. C’est par le souvenir de ce pari osé qu’il entame cet essai aux allures de conte, par lequel il fait d’Augustin un penseur universel.
> Le Temps de la consolation, de Michaël Fœssel (Seuil, 2015)
Si la consolation a été longtemps une figure du lien social, la modernité a mis en avant la figure du réconcilié, face à l’inconsolé, qui serait forcément une sorte de grincheux nostalgique du passé. Citant les larmes d’Augustin, Michaël Fœssel propose au contraire de faire de l’inconsolé une force de résistance contre les injonctions à toujours rebondir et à faire son deuil.
> Fragilité, de Jean-Louis Chrétien (Éd. de Minuit, 2017)
Que notre vulnérabilité nous définit, ce n’est pas nouveau : elle est physique dès notre naissance et ne nous quitte jamais vraiment, si l’on en croit Levinas au sujet de notre visage. En s’appuyant sur les Pères de l’Église, dont Augustin, Jean-Louis Chrétien fait de la fragilité une qualité morale qui, si elle nous incline au bien, peut également nous porter au mal.
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