Blog • Grandeur et décadence du delta danubien : récit d’une excursion à Sulina

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Les deltas sont des espaces géographiques qui ont quelque chose de particulier, comme les immenses métropoles ou la campagne bucolique, ils évoquent tout autant des souvenirs que des ambiances ou des références culturelles.

Les deltas sont des espaces géographiques qui ont quelque chose de particulier, comme les immenses métropoles ou la campagne bucolique, ils évoquent tout autant des souvenirs que des ambiances ou des références culturelles.

Le delta évoque, pour ma part, une impression de lieu à part, isolé du monde par sa géographie, mais aussi par son mode de vie : les canaux, le bateau, et pour tomber dans les clichés, une vie au rythme de l’eau qui s’écoule, voir qui stagne. J’imagine une existence frugale, fruste, mais complète et loin des turpitudes du monde moderne. Une vie qui ne s’embarrasse que de l’essentiel. Peu palpitante, mais en harmonie avec elle-même.
Les références culturelles me viennent principalement de l’autre côté de l’Atlantique, du delta le plus célèbre du monde occidental : celui du Mississippi. Certains films ou séries ont su montrer la complexité et parfois la tristesse de ces espaces à part. Je pense à la série « True detective », aux « Bêtes du sud sauvage » ou encore au film « Mud » de Jeff Nichols.
Pour ce qui est des expériences personnelles, à part une connaissance très partielle de la Camargue, l’espace du delta m’est presque inconnu et donc très mystérieux. En revanche, la notion de « bout du monde » que l’on peut y retrouver m’intéressait, venant moi-même d’un « Finis Terrae » (à l’exact opposé de l’Union européenne). Je voulais comparer les deux, voir quels points communs et quelles différences trouve-t-on dans ces bouts du monde dissemblables, l’un abrupte face à l’immensité atlantique, l’autre tout en douceur vers la mer noire.

Nous partons mon amie et moi de la gare du Nord à Bucarest. Nous changeons à Medgidia, et dans un train sans âge, aux sièges défoncés et aux vitres éclatées, nous nous dirigeons vers la porte d’entrée du delta : Tulcea.

La gare de Tulcea

Voyage au bout du Delta

Mon Dieu, que la route vers le delta est triste. Nous traversons de plates immensités, où broutent parfois quelques moutons ou des vaches isolées. Beaucoup, beaucoup de déchets. Le plastique accomplit de façon inéluctable sa lente transhumance vers la mer. Il se regroupe ici et là, comme des pèlerins en dernière prière vers le grand saut. Parfois, un lac, un relief ou un détail vient mettre un peu de joie ou d’intérêt dans cette morne plaine. Nous traversons des gares qui semblent faire un concours pour savoir qui sera la plus délabrée. Sans la présence de l’eau, la platitude qui crée le delta n’inspire que la dépression.

Nous arrivons à Tulcea avec une envie de découvrir un paysage plus attrayant et stimulant que celui nous accompagnais jusqu’ici. La gare, avec son originalité toute de béton, nous met dans la bonne voie. La ville est en soit une curiosité. Elle n’a pas le charme de ces anciennes villes fluviales de villégiature, constellées de maisons bourgeoises qui rivalisent de raffinement.

Comme disais de façon cruelle l’écrivain controversé Pierre Dominique en 1926 :
« Au voyageur fatigué du ciel et de l’eau, les bouches du Danube s’annoncent par un misérable village massé autour d’un dôme d’or, et qui semble flotter sur la mer. »

Depuis le village a bien grandi, et le front du Danube propose des quais et une succession de grands immeubles et de pontons, d’où partent les nombreux bateaux vers les différents villages disséminés dans le Delta. Il y a aussi de grands hôtels, bien évidemment vides en ces temps de pandémie. Car notre temporalité est importante : nous sommes à la fin de l’hiver, et au pic d’une épidémie mondiale. L’activité à Tulcea est en sommeil, donnant une ambiance assez indéfinissable. On peut bien sûr deviner la frénésie des étés lorsque les touristes de toute la Roumanie pour voir cette nature prétendument sauvage. On peut même imaginer des embouteillages des dizaines de hors-bord transportant des familles équipés de gilets criards. Mais pour l’instant, il semble que nous soyons les seuls étrangers ici.

L’architecture est brutaliste, faites de béton, de formes inutiles et plaisantes sur les toits, avec des couleurs autrefois vives aujourd’hui délavées. Parfois, vers la partie plus ancienne de la cité (le « misérable village » de Pierre Dominique), on retrouve quelques bijoux architecturaux, anciens et délabrés, comme la Roumanie sait en produire.

Les bâtiments jouxtant les quais à Tulcea

La visite de la rive gauche nous donne un autre ton. Ici peu de voiture, et surtout, pas de routes asphaltées. Seule une piste caillouteuse nous emmène sur ce qui selon notre carte est une plage. Après quelques petites mésaventures avec les chiens locaux (un classique en Roumanie), nous tombons sur un espace que je définirai comme un mélange entre marais et décharge. Il semblerait que ce soit notre plage. En fait, on peut deviner que ce fut un endroit accueillant autrefois. On distingue encore les anciens aménagements, les terrassements, les efforts pour modeler le bord du fleuve. Mieux encore, à quelques mètres, un bâtiment qui servait de bar. Il est aujourd’hui en friche et sert d’étable pour les vaches. De par son style moderne, des souvenirs de vacances qu’il évoque (et du dynamisme de son époque), ce bar abandonné concentre toute la nostalgie d’une époque qui semble si lointaine. Le passé ressemble au futur, et le présent au passé.
On peut monter sur le toit du bâtiment, et contempler les environs avec au loin les cheminées des usines et les hangars des chantiers navals.

Après la découverte de ce lieu qui brouille notre notion du temps, nous prenons la navette pour notre prochaine destination, le dernier village avant la mer : Sulina.

L’ancien bar de la « plage » transformé en étable.

Grandeur et décadence de Sulina

Sur le trajet, nous croisons plusieurs cimetières de bateaux, pour certains assez récents. Ils sont là, bien rangés, attendant un éventuel démantèlement. Nous arrivons enfin à Sulina.

« Débarquer de nuit à Sulina est propice aux fantasmes, aux sourdes appréhensions des villes portuaires qui ne montrent d’elles-mêmes qu’une rangée de hangars endormis, silhouettes fantastiques de bâtiments mystérieux. Il faut d’abord enjamber des chalutiers amarrés les uns aux autres avant de parvenir au quai obscur, plein d’ombres furtives et de chiens énervés. Mieux vaut attendre la lumière du jour pour dissiper ces peurs irrationnelles. Mais même de jour, Sulina reste peuplée de fantômes… »
Guy-Pierre Chaumette, Sulina, au bout d’une Europe, vit hors du temps.

Nous n’arrivons pas de nuit, mais bien de jour, après avoir débarqué les énormes colis pour la survie du village, des cagettes de poussins, des produits textiles, de gros baluchons non identifiés. La ville est calme, et le beau temps nous fait apprécier le silence paisible.
C’est un étonnant mélange de divers bâtiments représentant des époques bien distinctes. On reconnaît certaines beautés de la splendeur passée de la ville, ainsi que des bâtiments d’habitations dans un style socialiste très sobre, pour ne pas dire austère.

Sulina, le grand quai du port en 1900, photo collection ICEM Tulcea

Revenons brièvement sur l’histoire très particulière de Sulina. Avant 1856, c’est un simple village de pêcheurs, au milieu de terres marécageuses et incultivables. Les habitants sont des Lipovènes, des orthodoxes considérés par le pouvoir tsariste russe comme des hérétiques, et donc persécuté. Ils ont trouvé refuge en masse dans l’Empire ottoman d’alors, et se sont définitivement installés dans le Delta.

À la fin de la guerre de Crimée, les puissances européennes victorieuses reprennent le delta à la Russie (qui l’avait récupéré aux ottomans entre temps). Les anciens belligérants, vainqueurs comme vaincus, et d’autres puissances européennes, décident de créer une organisation internationale pour faciliter la navigation sur le Danube. Les puissances locales, c’est à dire la Moldavie et la Valachie (la Roumanie n’existe pas encore) sont en revanche exclues… Sulina devient alors une place forte de la toute nouvelle CED, la Commission européenne du Danube. Cette organisation va alors réaliser de nombreux aménagement sur terre et sur l’eau. On construit des phares, on creuse des canaux, on réalise des quais pour les nombreux bateaux de commerce qui transiteront à Sulina. On y ajoute un chantier naval, un hôpital et une usine électrique. La population s’agrandit, on construit des lieux de cultes pour les nombreuses différentes confessions qui se côtoient dans cette « Europolis ». On y trouve des Grecs, des Turcs, des Russes, des juifs, des Arméniens, des Roumains, des austro-hongrois, des Albanais, des Britanniques, des Français, etc. Le cimetière d’aujourd’hui témoigne du formidable cosmopolitisme qui régnait dans la ville à l’époque.

Sulina, Rue Élisabeth, photo collection BAR, Bucarest
Sulina en 1930, photo archives Commission Européenne du Danube

« Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil des temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port-Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube. »
Jean Bart, Europolis, 1933

Ce sont les deux guerres mondiales qui vont amorcer le long déclin de Sulina. La Première Guerre va perturber le fonctionnement de la CED et la navigation sur le Danube. Peu à peu, l’embouchure s’ensable, rendant encore plus difficile le passage des bateaux. La ville perd son cosmopolitisme, et en 1939, date de la dissolution de la Commission, la ville est en majorité de populations roumaine.
En revanche, la Seconde Guerre va directement endommager la ville. En 1941, peu après le début de l’opération Barbarossa, les Soviétiques lanceront des raids contre la côte roumaine, qui est alors alliée de l’Allemagne. Le centre-ville de Sulina est durement touché, et de nombreuses bâtisses anciennes disparaîtront. La ville ne sera que partiellement reconstruite.

Quelles traces peut-on voir aujourd’hui de la période faste de Sulina ? Quelques bâtiments emblématiques de la CED, comme l’ancien phare ou le palais dans le quartier administratif. D’autres bâtisses encore très belles malgré leur état fort dégradé rappellent ce flamboyant passé. Mais les ruines les plus visibles sont celles qui témoignent de la période communiste. Reprenons notre récit.

Le phare construit par la CED, aujourd’hui désaffecté.

Une ville meurtrie par la transition post-communiste

Nous employons divers moyens de locomotion pour visiter les environs. Le vélo et le bateau se prêtent évidemment bien à cet environnement ou l’asphalte n’est que secondaire. Notre guide (et hôte), Nicolae, est un natif de Sulina, mais il fut bien longtemps matelot sur les cargos appartenant à la CMA-CGM. Il nous racontera autour d’une tasse de thé et dans un français approximatif quelques-unes de ses expériences en mer. Il nous montrera aussi avec une certaine fierté des photos de son ancien navire, la liste de ses escales autour du monde (du Havre à la Polynésie) et des photos de lui et de ses camarades, cheveux longs et pantalons pattes d’eph’. C’est lui qui nous fait monter dans sa barque motorisée pour un tour aux abords de la ville et dans le delta. Durant le trajet, alors que nous croisons de nombreux bâtiments désaffectés. Nicolae peste contre la « démocratie », qui a fait partir les emplois, et a vendu le pays pour presque rien.

De ce côté, les anciens chantiers navals, dont il ne reste plus grand-chose. Un peu plus loin, une ancienne conserverie (un grand classique dans le paysage post-industriel d’une ville portuaire, de Douarnenez à Sulina), et de nombreux bateaux échoués, sombrant lentement dans le fleuve. Nous passons aussi devant les bâtiments de l’ancienne garnison militaire. Quelques bateaux de la police des frontières mouillent aux abords, mais seuls restent à terre de la ferraille et des squelettes de béton. La plupart de tout cela ont cessé de fonctionner lors des années de transition post-communiste, dans les années 90. Il m’est encore difficile, en tant qu’européen de l’ouest, de saisir la violence économique vécut par les populations de l’Est lors de ces années noires.

« Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. »
François Maspero, Balkans-Transit, 1997

Il est certain que Sulina mettra encore des années pour se relever de ce désastre. Et la sanctuarisation du delta comme réserve naturelle n’aide pas les populations locales. Elles n’ont, comme d’habitude, pas été prises en compte lors des décisions venant de plus haut. Nous y reviendrons.

Les environs de Sulina : un décor atypique

Mais le delta est censé donc être une réserve naturelle, et ce n’est pas (encore ?) les carcasses des activités humaines qui attirent les touristes. Alors, faisons un tour dans les environs pour jauger de la nature. En vélo tout d’abord, dirigeons-nous vers la plage, qui est à quelques petits kilomètres de Sulina. Nous dépassons le fameux cimetière cosmopolite de Sulina, qui abrite des sépultures de dizaines de nationalités et confessions différentes. Nous évoluons dans un paysage de marécages constellés de déchets, où vivent des vaches et des chevaux en toute liberté. De nombreux chiens font la sieste sur le bas coté de, l’air presque mort, mais ils sont en fait dans un lourd sommeil, aidé par le soleil qui réchauffe les pavés de la route. Difficile de décrire cet environnement qui, malgré une apparence glauque au premier abord, ne manque pas de charme.

Arrivé sur la plage, vide, balayée par les vents, et constituée de sable grisâtre. Cette impression d’immensité m’avait manqué. Des parasols végétaux bien rangés en régiments rappellent le dynamisme du tourisme ici en été. On ne peut distinguer la fin de la plage à cause de son immensité. En revanche, une barrière interdisant le passage vers l’embouchure du fleuve est présente. Des espèces rares et menacées sont ici protégées.

Une simple barrière massive, décorée, montre qu’ici on se soucie de l’environnement. Une barrière et une attention qui va contraster avec notre prochaine découverte. En revenant de la plage, nous prenons un chemin de terre qui longe un petit canal, sur plusieurs kilomètres. Nous ne croisons personne. L’isolement de l’endroit, les arbustes et la terre sèche nous fait dire qu’il s’agit d’un endroit parfait pour cacher un cadavre. Peut-être y en a-t-il ?
A priori non, mais par contre nous tombons sur une immense décharge illégale, en partie nettoyée avec l’aide de l’UE (un immense panneau à l’entrée vient nous le rappeler). Encore une fois, la présence d’animaux en liberté contraste avec les immondices partout présentes. Une meute de chiens aboyant au loin nous fait rebrousser chemin.

Nous tentons la rive gauche du bras du fleuve, et retrouvons un peu la même ambiance que sur la rive gauche de Tulcea. Presque pas de voiture, une route approximative et de modestes maisons, uniquement reliées au fleuve, et donc à la civilisation, par de petites barques accrochées aux pontons. Il semblerait que les gens vivent principalement de la pêche. Sur le chemin, nous croisons une péniche abandonnée et vandalisée. Peut-être par les jeunes qui plus loin profitent des derniers rayons de soleil et testent leur courage en grimpant sur les hautes structures de béton . Le « Print Constantin » est là, délaissé sur le fil de l’eau. Il a troqué son charme d’antan pour un autre, moins évident, mais tout aussi expressif. On se met à rêver du temps ou il transportait des touristes ravis sur le Danube, ou l’on y organisait des soirées karaoké, ou des dîners amoureux. La piste s’arrête peu après, mais sans doute existe-t-il encore d’autres masures de pêcheurs, au bout de ce bout du monde.

Alors bien sûr, si l’on s’éloigne Sulina, et que l’on s’aventure en bateau dans le dédale de canaux du delta, on pourra bien mieux sentir cette nature sauvage qui nous est vendue sur les plaquettes touristiques. Et c’est ce que nous avons fait, toujours accompagné de notre guide bienveillant , Nicolae. Il nous balade et nous perd, nous fait quitter la civilisation pour un enchaînement de bras et de lacs, de baies. Lui seul semble connaître la complexe géographie des lieux. Les déchets plastiques disparaissent peu à peu, et la présence des oiseaux se massifie. Aux abords des rives nous observent vaches, chevaux et chacals. Dans la baie, c’est une mer d’huile simplement troublée par le mouvement lent de notre moteur. Au loin, en essayant d’apercevoir l’Ukraine, on peine à distinguer la terre et l’eau. Nous sommes hors du temps.

Mais cette impression de nature sauvage est en fait tronquée. L’apparence actuelle du delta est absolument façonnée par l’homme, et évoquer cette question nous permet aussi de nous replonger brièvement dans l’histoire du delta pendant la période communiste.

Une nature façonnée par l’homme

“L’emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L’ homme a déjà opéré certains changements non dénués d’ importance sur la carte de la nature ; simples exercices d’ écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des montagnes, la technique qui n’admet rien par foi les abattra et les déplacera réellement. Jusqu’ à présent, elle ne l’a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tunnels), à l’avenir elle le fera sur une échelle incomparablement plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L’ homme dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d’une fois la nature. Il remodèlera, éventuellement, la terre, à son goût. Nous n’avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre. (…) L’ homme socialiste maîtrisera la nature entière (…) au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans.”
Trotsky, 1924

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir communiste va tenter de rationaliser le delta pour en faire un espace productif. Plusieurs phases vont rythmer la seconde moitié du 20ème siècle. Une constante est cependant à noter : l’utilisation de main d’oeuvre forcée pour « remodeler » la nature. L’exemple le plus probant de ce travail forcé ne se situe pas dans le delta, et paradoxalement lui causera du tort en réduisant le trafic fluvial dans ce dernier : la construction de 1947 à 1987, du canal Danube-Mer noire, qui relie la ville fluviale de Cernavoda au port maritime de Constanta.

On tente les premières années de développer la culture du roseau, pour en faire de la cellulose. Ce sera un échec relatif. Puis dans les années Ceausescu, on s’oriente vers la pisciculture intensive, qui pour plusieurs raisons se révélera moins rentable que la pêche traditionnelle. On suit aussi pendant quelque temps le modèle ukrainien de réalisation de polders et d’assèchement des marais pour en faire des terres cultivables. On cherchera aussi à transformer le sable du delta en verre, à l’aide d’un grand complexe industriel qui ne sera en fait jamais mis en route.
À chacune de ces grandes phases d’exploitation du delta, le milieu naturel est profondément bouleversé. On assèche ici, on inonde là. On déséquilibre totalement le fragile écosystème, et on modifie le paysage. Celui que l’on peut découvrir aujourd’hui est donc une création humaine, et récente pour une grande partie.

Depuis 1990, le delta est devenu un espace protégé. L’État roumain veut une politique de « reconstruction écologique ». Une des mesures est la limitation d’accès pour les locaux aux ressources naturelles, eux qui majoritairement en vivent, dans un contexte de très fort taux de chômage (toujours très haut aujourd’hui).
Comme d’habitude, le pouvoir central a négligé la population locale dans ses prises de décision. Il a privilégié la protection de l’écosystème, et c’est louable, mais au détriment des populations. C’est hélas un classique politique que d’oublier la vision de l’habitant, qui lui aussi fait partie de l’écosystème (avec un impact bien plus fort que toutes les autres espèces réunies j’en conviens) et participe à sa gestion. Le Delta est un espace naturel certes, mais c’est aussi un espace économique et social. Les trois visions doivent se compléter et non s’affronter.

Une promesse de retour

Il convient de terminer ce récit et cette excursion en finissant la journée au bar, où l’on fera de sympathiques rencontres. Deux pêcheurs nous abordent, bien contents de voir de nouvelles têtes en cette creuse saison. L’un se vante de pouvoir boire du cognac (roumain) toute la journée, sans être saoul (et en effet il ne l’est pas), l’autre se vante de ne pas boire du tout.
Un peu plus loin à l’écart, un de leur ami lui par contre bien trop saoul, dors au sol entre deux tables. Bientôt une voiture passera, et des clients le mettront dedans pour le ramener chez lui.
Aucune femme dans le bar, ni de clients de moins de 35 ans. Seule la patronne, fidèle au poste, sert les bières avec une pointe de lassitude.
On nous parle de la vie en été, de la population qui triple et des touristes qui viennent du monde entier. Même du Cameroun nous dit-on, avec fierté. Chacun nous évoque une aventure qu’il a eue avec une touriste de passage, comme une preuve que l’on peut voyager sans sortir du delta qui semble pourtant les enfermer.

Le lendemain, il faut déjà repartir, avec la frustration de ne pas pouvoir rester plus, de connaître toutes les impasses, tous les bras cachés et mystérieux du delta dédaléen. Assurément il faudra revenir, pour voir la ville à son zénith, en été.

Peut-être, dans l’ agitation touristique, pourra-t-on reconnaître quelques éclats d’une gloire passée. Car en cette fin d’hiver, ce passé semblait alors très lointain.

Texte : Théo Gibolin
Photos : Laurie Charb et Théo Gibolin

Article initialement paru sur : https://lutajuci.wordpress.com/

Sources :

Tiberiu GROPARU, La place des idéologies dans la construction des paysages du delta du danube : un regard géohistorique sur quatre siècles d’aménagements et de transformations de l’environnement, 2019
Dorothée RIETSCH, Sulina, ville dans le delta du Danube, Roumanie, 2012

Articles :
http://www.danube-culture.org/sulina-kilometre-zero-ou-la-fin-du-compte-a-rebours/
https://regard-est.com/le-delta-du-danube-en-roumanie-un-espace-economique-et-social
http://lisieresdeurope.free.fr/carnet09.html