A Belfast vingt ans après la fin des “Troubles”

Le 10 avril 1998, les accords de paix pour l’Irlande du Nord étaient signés et mettaient un terme politique à la terrible période des “Troubles”, guerre civile qui traumatisa l’Irlande entière pendant trois décennies. Vingt ans plus tard, à quoi ressemble Belfast ? Balade irlandaise en compagnie de l’artiste Maria McManus.

Par Emmanuel Tellier

Publié le 09 avril 2018 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h26

Le couple de touristes sud-coréens est sorti du taxi en se dépêchant, appareil photo en bandoulière, paré pour l’action. Le jeune homme a payé le chauffeur à toute allure pendant que son amie a traversé la rue en courant : « Regarde, c’est là, viens vite ! » Il l’a rejointe sur le trottoir opposé, puis ils ont passé de longues minutes à prendre des photographies dans tous les sens, travail appliqué, précis, méthodique. « C’est encore plus grand que je croyais », s’extasie la jeune femme.

Un château, une cathédrale ? Non, une succession de murs de séparation entre deux quartiers adjacents d’une même ville, Belfast, martyrisée par les « Troubles » (le conflit qui secoua l’Irlande de 1969 à 1998). Soyons honnête : comme ces touristes, on n’a pas pu résister à la puissance électrisante des murs peints le long de Divis Street. Comme tous les visiteurs qui passent à Belfast, on a fait des photos, des tas de photos. Parce que ces « murals » sont impressionnants. Parce qu’ils sont la trace bien vivante d’une guerre entre communautés officiellement éteinte depuis vingt ans – les accords de paix furent entérinés le 10 avril 1998.

Dans le quartier catholique et indépendantiste de Falls Road, les touristes photographient les « murals ».

Dans le quartier catholique et indépendantiste de Falls Road, les touristes photographient les « murals ».

© Picture Alliance/Rue des Archives

Personne ne songerait à venir dans la capitale de l’Irlande du Nord sans goûter à cette forme un peu étrange de tourisme contemporain : le « tourisme de guerre ». On peut le pratiquer à son rythme ou en montant à bord d’un bus affrété par un tour-opérateur local. Rome, Prague et Paris ont leurs monuments « carte postale » ; Belfast a ses « murals » aux couleurs vives, aux soldats glorifiés et aux fusils d’assaut plus vrais que nature.

Privilège : c’est l’écrivaine et (formidable) auteure de poèmes Maria McManus qui s’est proposée pour être notre guide pour la journée. « Je vis à Belfast depuis si longtemps que lorsque je passe sur Divis Street je ne remarque quasiment plus les murs : ils font partie de notre quotidien… Mais je dois dire qu’aujourd’hui, en prenant le temps de les regarder à vos côtés, je suis frappée par leur taille, par leur nombre, par l’ampleur de tout ça. »

“Les habitants des deux quartiers continuent à se méfier les uns des autres”

En voiture, nous sillonnons à travers un vaste triangle urbain qui constitua longtemps la zone de feu au cœur même de Belfast : Falls Road (quartier catholique et indépendantiste, c’est à dire pour le rattachement à la République d’Irlande) au sud, Shankill Road (bastion protestant et loyaliste vis à vis de la couronne d’Angleterre) un peu plus au nord et à l’ouest. Entre ces deux axes pas tout à fait parallèles, d’immenses terrains vagues et des zones industrielles continuent à former une sorte de cordon sanitaire qui ne veut pas dire son nom. « Les habitants des deux quartiers continuent à se méfier les uns des autres, déplore Maria. Alors il faut que leurs rues, leurs maisons soient à distance les unes des autres. Ces sortes de no man’s land servent à ça. Ça les rassure. Triste, non ? »

Au cœur du quartier protestant, les peintures loyalistes recouvrent les murs de Shankill Road.

Au cœur du quartier protestant, les peintures loyalistes recouvrent les murs de Shankill Road. © Picture Alliance/Rue des Archives

Nous sommes justement derrière les grilles d’un terrain inoccupé – une large dalle de ciment dévorée par les herbes folles, tessons de bouteille et sacs poubelles à nos pieds. « Régulièrement, des promoteurs immobiliers proposent de l’argent aux propriétaires de ces terrains pour bâtir des logements – la ville en manque –, mais les propriétaires des sites ne veulent pas vendre. Je trouve cela rageant. Les gens préfèrent voir ces terrains vagues que des immeubles neufs, tournés vers l’avenir… Vingt ans que les accords de paix sont entrés en vigueur ! Il serait quand même temps de tourner la page et d’apprendre à vivre ensemble. »

Nous pénétrons maintenant au cœur du quartier protestant en remontant Shankill Road, « main street » tout ce qu’il y a de plus britannique, avec ses boutiques colorées, ses pubs à l’ancienne et ses fish and chips. S’il n’y avait ces façades peintes à l’angle des rues adjacentes – partout les mêmes héros orangistes glorifiés, les mêmes drapeaux anglais, les mêmes kalachnikovs fièrement brandies –, on pourrait se croire dans n’importe quelle ville moyenne du pays de Galles ou d’Ecosse.

On pourrait se croire dans n’importe quelle ville moyenne du pays de Galles ou d’Ecosse, si ce n’étaient les peintures représentant des hommes armés. 

On pourrait se croire dans n’importe quelle ville moyenne du pays de Galles ou d’Ecosse, si ce n’étaient les peintures représentant des hommes armés. 

© 2017 Peter Morrison/The Associated Press.

Mais, à l’arrière de l’artère commerçante, changement d’ambiance : il n’y a plus âme qui vive, à part quelques corbeaux raccords avec l’esprit des lieux. Hopewell Crescent est l’une des zones pavillonnaires les plus sordides qu’il nous ait été donné de voir en Europe. La plupart des rues sont sans issue – elles ont souvent été murées au moment des Troubles, et jamais réouvertes depuis.

Il y a des grilles partout, et là aussi de colossales peintures à la gloire des combattants loyalistes sur les murs alentour – y compris sur l’école de ce quartier extrêmement pauvre. Aux poteaux et aux grillages dévorés par la rouille sont attachés de petits drapeaux britanniques – ou plutôt ce qu’il en reste, la plupart de ses fanions (certains à l’effigie de la reine Elisabeth) ayant été lacérés à coups de cutter par des bandes de gamins catholiques qui s’introduisent dans ce bastion loyaliste la nuit venue.

“A quoi rime toute cette haine ?”

Maria McManus sort son smartphone et photographie des lambeaux d’Union Jack s’agitant pathétiquement dans le vent et le crachin. « Ce que m’évoquent ces petits bouts de drapeau, c’est le côté “tous perdants” de la situation. A quoi ça rime de brandir comme ça des symboles nationaux, pour ensuite aller déchirer ceux du camp d’en face ? Et ainsi de suite, et ainsi de suite… A quoi rime toute cette haine ? » 

Sur Shankill Road, des peintures paramilitaires loyalistes recouvrent les murs des maisons.

Sur Shankill Road, des peintures paramilitaires loyalistes recouvrent les murs des maisons. © Picture Alliance/Rue des Archives

Un peu plus tôt dans la journée, nous avions évoqué l’adolescence de l’auteure dans la petite ville d’Enniskillen, toute proche de la frontière avec la République d’Irlande. Elle y revient. « L’autre jour, j’avais cette conversation un peu folle avec une amie que je ne connais que depuis quelques années : nous nous sommes rendu compte que, jeunes filles, nous avions grandi à 2 kilomètres l’une de l’autre, mais sans jamais nous croiser. Elle allait à une école pour enfants protestants. Elle ne sortait pas de ce milieu. J’étais dans le mien, et je ne fréquentais que des catholiques. Une sorte d’apartheid implicite régissait nos vies respectives. » 

“Le facteur social joue énormément : dans les milieux défavorisés, la haine de l’autre est beaucoup plus difficile à combattre”

Comment tourner la page pour de bon ? Comment s’extraire de cette logique de l’évitement, de la méfiance ? « La grande majorité des Irlandais a fait ce chemin – et tant mieux. Mais il reste des gens pour qui c’est difficile, voire impossible. Pour que la paix devienne une réalité, il faut que chaque individu joue le jeu à fond, chaque jour, chaque heure, chaque minute… Mais la moindre étincelle peut faire repartir l’incendie. Surtout dans un quartier comme ici, qui est très pauvre. Pour moi, il est évident que le facteur social joue énormément : dans les milieux défavorisés, la haine de l’autre est beaucoup plus difficile à combattre. »

Quand nous nous rapprochons du centre-ville, Maria McManus pointe du doigt le bâtiment le plus élevé du secteur de Falls Road. « Cette tour s’appelle Divis Tower. Dans les années 70, elle était entourée de tout un ensemble d’immeubles, des HLM. Tout a été rasé, sauf la tour, qui nous rappelle en permanence la violence des Troubles : au plus fort des affrontements entre communautés, l’armée anglaise avait investi le dernier étage et en avait fait son principal poste d’observation. La tension était si forte que, bien souvent, le seul moyen pour les soldats britanniques de rejoindre leur observatoire était de se poser sur le toit en hélicoptère, puis de descendre d’un étage. » 

« Il y a encore peu de temps, la situation restait tendue dans ce quartier comme dans plusieurs faubourgs de la ville » (Maria McManus, poète).

« Il y a encore peu de temps, la situation restait tendue dans ce quartier comme dans plusieurs faubourgs de la ville » (Maria McManus, poète). © Picture Alliance/Rue des Archives

Maria nous explique que le film ’71, sorti en salles en 2014, prend justement pour cadre les barres de béton de Divis Flats. Dans ce long métrage sous haute tension, brillamment réalisé et interprété, un jeune soldat anglais perdu en pleine nuit d’émeutes au cœur du secteur catholique et indépendantiste se réfugie chez des habitants de Divis Flats et les implore de le protéger. Pour qui veut comprendre à quel point la haine et le goût du sang régnaient dans ces rues à l’époque des faits, le film est une sidérante entrée en matière.

Heureusement, en 2018, Belfast a des lieux plus souriants à offrir au regard des visiteurs. Maria McManus veut nous en faire découvrir deux. D’abord, le Duncairn Art Center, une ancienne église reconvertie en centre d’art et en lieu d’accueil pour les habitants du quartier (cours pour les enfants, les seniors, permanences d’associations venant en aide aux femmes célibataires, etc.). La réhabilitation du lieu est superbe – mezzanine, salle de concert et un joli hall pour des expositions thématiques, où les questions de société sont abordées sans tabou. 

“C’est crucial d’avoir un endroit agréable en commun, un espace de plaisir à partager”

« Ça, c’est le Belfast d’aujourd’hui, le Belfast que j’aime et qui me touche, confie Maria. Il y a encore peu de temps, la situation restait tendue dans ce quartier, comme dans plusieurs faubourgs de la ville. Mais plusieurs associations citoyennes ont décidé de prendre les choses en main, elles ont tout misé sur ce lieu et les rencontres entre les gens qu’il permet. C’est crucial d’avoir un endroit agréable en commun, un espace de plaisir à partager. »

Maria nous emmène 20 mètres plus loin sur Duncairn Avenue, à l’intersection avec Kinnaird Terrace. « Vous voyez cette bande de pelouse ? Eh bien il y a encore quelques années, un mur de séparation s’élevait à cet endroit. Secteur catholique à gauche, secteur protestant à droite. Mais ensemble, patiemment, les deux communautés ont fait le chemin nécessaire, et, peu à peu, l’idée de démolir le mur s’est imposée. Certes, il y a encore une centaine de mètres entre les maisons, mais c’est mieux qu’un mur, non ? » 

En 1974, dans le quartier en ruine de Falls Road, les graffitis fleurissent sur les murs.

En 1974, dans le quartier en ruine de Falls Road, les graffitis fleurissent sur les murs.

© Marc Charuel/Rue des Archives

Maria imagine-t-elle assister un jour à l’abolition de la frontière entre les deux Irlandes, autrement dit la réunification ? Si la question reste taboue en Irlande du Nord (qui va devoir quitter l’Europe dans l’élan du Brexit), elle ne choque absolument pas Maria, dont le cœur bat pour le Sud. « Une Irlande réunie ? Je ne sais pas, je n’y crois pas trop. Il ne faut pas brûler les étapes, et pour moi un travail important n’a pas été fait : la reconnaissance de la douleur dans les deux camps. Avant d’avancer, il faut être capable de reconnaître l’horreur vécue par tous. Je crois que dans ce pays les gens qui ont traversé les Troubles ont tous été traumatisés. Et pourtant beaucoup ont du mal à en parler. »

Alors Maria McManus organise des ateliers d’écriture, elle aide les gens à accoucher de cette douleur, souvent si loin enfouie. « Moi-même, si je me suis mise à écrire après une première carrière, qui n’avait rien à voir avec la littérature, c’est que j’ai ressenti ce besoin de m’alléger par les mots. Alors j’ai commencé à écrire, avec passion, et bientôt je ne pouvais plus m’arrêter… » Ce qui semble structurer le travail de Maria, c’est l’envie et le besoin d’offrir de nouveaux territoires à la langue écrite, et notamment celle des poèmes, trop souvent consignée à l’univers du livre imprimé. Ces mots, dit-elle, il faut qu’ils respirent, qu’ils voyagent dans les airs, qu’ils aillent à la rencontre de lecteurs et d’auditeurs pas forcément préparés.

“C’est aux gens de 40 ans et plus de régler le problème de la division dans le pays : on ne peut pas s’en débarrasser en refilant ce cadeau empoisonné aux jeunes”

C’est d’ailleurs le deuxième lieu public que l’auteure tient à nous faire découvrir : en plein centre de Belfast, sur une esplanade, une sorte de meuble urbain vertical, de la taille d’une boîte aux lettres ou du périscope d’un sous-marin ; en réalité un haut-parleur qui diffuse, à la demande, des poèmes d’auteurs irlandais contemporains. « Les gens approchent l’oreille, et, d’un coup, un peu de poésie surgit dans leur quotidien, explique Maria devant ce Poetry Jukebox dont elle a eu l’idée avec son amie Deirdre Cartmill. C’est quelque chose qui peut paraître léger, mais c’est par la multiplication de petits gestes artistiques comme celui-là que nous pouvons mettre de la culture dans la vie des gens. » 

Nous lui demandons si elle se sent une responsabilité particulière, notamment envers les plus jeunes. « Oh oui, absolument ! C’est à ma génération, les gens de 40 ans et plus, de régler le problème de la division dans le pays : on ne peut pas s’en débarrasser en refilant ce cadeau empoisonné aux jeunes, allez-y, débrouillez-vous avec ça… J’ai deux filles de 25 et 30 ans. Elles ont suivi le progamme Erasmus, ce sont des Européennes épanouies, elles ne veulent pas d’une Irlande du Nord repliée sur elle-même. Quand elle parle du Brexit, ma fille cadette dit souvent que ça lui fait honte. “It’s an embarrassment…” »

Le Centre culturel irlandais (Paris 5e) organise un cycle d’événements pour commémorer les accords de paix de 1998 (Good Friday Agreement). Films, théâtre, concerts… et un débat, le mardi 10 avril, avec les artistes rencontrés au cours d’un reportage de Télérama le long de la frontière, publié en janvier 2018.

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