5 h 30, le jour se lève. Sur le toit d’un blockhaus bariolé de tags, Julie Gautier enchaîne les postures de yoga et les exercices de respiration. Son corps d’adolescente témoigne d’une hygiène de vie de compétition. Dans quelques heures, la jeune femme de 37 ans va filmer, en apnée, une publicité pour la marque Ever Bio Cosmetics. Sous l’eau, privée de la fonction vitale de respirer, Julie n’aura pas le droit à l’erreur. Se préparer mentalement et physiquement n’est pas en option. A ses pieds, la rade de Villefranche-sur-Mer, l’un des meilleurs spots d’apnée au monde, sommeille encore. La plupart des champions d’apnée français ont été formés au large de cette baie abritant des fonds plongeant à plus de 150 m.

Nice, éloignée de quelques battements de palmes de la rade, y a conquis son statut de Mecque de l’apnée. Julie nage sous l’eau depuis qu’elle a 11 ans : « Vivre, c’est s’exposer aux blessures. L’apnée m’a aidée à soigner les miennes, et j’ai envie de partager cet incroyable pouvoir thérapeutique du souffle. Je ne peux pas croire qu’on n’ait pas tous envie de s’élever, d’être moins mauvais. On
vient de l’eau, on est plein d’eau. L’eau nettoie l’âme et le corps. » Apparemment cela commence à se savoir vu l’engouement pour la pratique.

Il y a cinq ans, la France ne comptait pas plus de trois ou quatre mille apnéistes.

Vidéo du jour

« Il y a cinq ans, la France ne comptait pas plus de trois ou quatre mille apnéistes. En 2017, ils sont près de vingt-cinq mille, se réjouit Olivia Fricker, vice-présidente de la Fédération française d’études et de sports sous marins. Le problème, maintenant : les créneaux en piscine sont saturés. » La plupart des clubs d’Ile-de-France, une trentaine, affichent complet, certains avec une liste d’attente de deux ans. En région, le nombre d’inscriptions s’envole aussi.

Avant de devenir réalisatrice, Julie Gautier a été danseuse et modèle. Elle a accosté à Nice, il y a douze ans, pour vivre avec Guillaume Néry, champion d’apnée niçois, recordman de France depuis 2015, date où il a arrêté la compétition suite à un accident. « J’avais toujours vécu à La Réunion, sur les plages et dans l’eau. Je suis un Indien dans la ville ici », sourit la jeune femme. A son arrivée en métropole, elle s’est remise à la compétition, dans le sillage de Guillaume qui aligne les médailles en poids constant. Cette discipline, la plus pure de la plongée libre, consiste à plonger le long d’un câble, sans le toucher, avec ou sans monopalme.

La performance pour la performance, je n’aimais pas vraiment ça

« Descendre le long du câble me manquait. Mais la performance pour la performance, je n’aimais pas vraiment ça », se souvient la naïade, qui a une formation de biologiste sous-marine. Même si elle a quitté la compétition, Julie a battu des records de France loin des podiums. 65 m en 2006, 68 m en 2007. « Tout le monde s’en foutait », ironise-t-elle. Tout le monde avait les yeux rivés sur Guillaume. « Pendant une compétition aux Bahamas, il m’a dit : “Viens, on fait un film. Tu filmes, je joue.” » Elle n’avait jamais tenu une caméra de sa vie. La fiction de six minutes, Free Fall, connaît un succès viral : plus de vingt millions de vues. Le couple fonde sa société de production, Les films engloutis, et rempile, avec Narcose, fiction basée sur les récits d’hallucinations que Guillaume a connues dans les abysses, puis Ocean Gravity. Julie toujours à la caméra, Guillaume dans le premier rôle. Ça marche si bien que le réalisateur Charlie Robin, qui doit réaliser un clip pour le DJ anglais Naughty Boy, leur confie la réalisation d’un clip sousmarin dont Julie avait un story-board tout prêt. Guillaume écope du rôle masculin, et pour le rôle féminin, Julie caste sa copine Alice Modolo, vicechampionne du monde 2012 d’apnée en poids constant, championne de France 2017. Le clip terminé, Julie découvrira qu’il sera celui de Runnin, titre de Beyoncé chanté avec Arrow Benjamin.

Mon rapport à l’eau, c’est du pur plaisir

Depuis cette commande hallucinante, Julie ne cesse de tourner, toujours en apnée. Entre 0 et 30 m de profondeur, la jeune femme est capable de retenir son souffle pendant 2 min, en enchaînant les plans. « Mon maximum ? Moins 45 m, pour un plan de Narcose. » Pour elle, l’apnée n’est « pas une fin mais un moyen : chasser pour me nourrir, ou filmer pour m’exprimer comme artiste, ça a du sens. Mon rapport à l’eau, c’est du pur plaisir ». Elle nous montre son dernier film Ama (du nom des chasseuses cueilleuses de coquillages japonaises). On la découvre danser, seule, en apnée. Elle a réalisé et s’est donné le premier et seul rôle. Son rêve : le projeter sur des bâtiments à Paris, « du street art tu vois ? »

Respecter son corps

Sur une plage minuscule près d’Antibes, une jeune femme coud un pan de tissu assise sur le sable, pendant qu’une maquilleuse farde les yeux et les lèvres d’une sylphide vêtue d’une minirobe dorée. Tatiana, la couturière, femme d’apnéiste, rajoute un point de colle sur la minirobe. Ça y est, l’or textile adhère parfaitement à la combinaison néoprène du modèle, Angelika. Autrichienne et apnéiste, celle-ci a écrit un livre de cuisine végétalienne sans gluten et gagne sa vie comme modèle aquatique.

Ma plus grande terreur est devenue ma plus grande passion

« Jusqu’à 21 ans, j’ai eu peur de l’eau, dit-elle. J’avais des crises de panique. En vacances au Mexique, j’ai été hospitalisée pour une arythmie. Une alerte qui me disait : réveille-toi. Une fois guérie, je
suis allée nager avec les requins-baleines, des bêtes énormes mais inoffensives. C’était incroyable. Ma plus grande terreur est devenue ma plus grande passion. Suzanne ? Tu veux m’empêcher de respirer ? » Suzanne Samama, la fondatrice de la marque Ever Bio pour laquelle Julie réalise le film, s’éloigne avec sa cigarette. La réalisatrice, qui faisait ses réglages caméra dans le sable à quelques mètres, sourit : « Se détester est une spécialité féminine. Quand tu fais de l’apnée, tu es obligée de respecter ton corps.

La pratique  pousse à développer l’amour de soi

La pratique  pousse à développer l’amour de soi. A avancer vers l’acceptation. » Ancienne infirmière de bloc opératoire et réanimation, Anne Maury a dans l’allure la stabilité souple des navigateurs qui savent faire le point sur une carte. Qu’elle soit la plongeuse de sécurité qui assure les arrières de la réalisatrice semble évident. « On ne plonge jamais seul, explique-t-elle. C’est illégal, mais surtout dangereux. » Syncope et « samba » (perte du contrôle moteur) sont les accidents les plus fréquents en apnée. « Ce n’est pas le manque d’oxygène mais l’excès de CO2 qui provoque l’envie de respirer. Avant de plonger, quand on fait le plein en oxygène, le danger est l’hyperventilation. Vient un moment, au cours de l’apnée, où tu as consommé ton oxygène. L’organisme se charge alors en CO2 mais avec un temps de retard. Résultat : tu n’as plus d’oxygène mais ton corps ne te dit pas : respire. Tu risques la syncope. C’est pourquoi il faut s’écouter et remonter dès les premières sensations inhabituelles, chaleur, lourdeur, fourmillements dans les muscles. » Mais parfois, le plongeur ne ressent pas ces signes d’alerte intérieurs. Ou, en quête de performance, il choisit de les ignorer. C’est la raison d’être du plongeur de sécurité : veiller, rester à l’affût des signes extérieurs d’un crash en cours.

La première apnée, c’est la meilleure non ?

Anne aborde sa mission avec bonne humeur. Debout depuis 4 h 30, elle a déjà une journée de travail derrière elle. En reconversion professionnelle, elle travaille sur une exploitation maraîchère bio. « En ce moment, on cueille les tomates, les courgettes trompettes et les concombres. » Angelika est prête, mais Julie demande à Tatiana de rajouter des plombs entre la combinaison et la robe. Enfin, l’équipe plonge. Les femmes poissons passeront trois heures dans l’eau, sortant la tête régulièrement pour aspirer l’oxygène vital. Seule Angelika restera au fond tout le temps du tournage, fournie en oxygène sur un signe de la main par un plongeur équipé de bouteilles. Elle peut rester 4,44 min sous l’eau en statique. Son but est d’atteindre 5 min. Fluides, calmes, détendues, elles se livrent à un ballet si bien rôdé qu’il pourrait avoir été répété maintes fois. En sortant de l’eau, Anne lance à une Angelika, grelottante : « La première apnée, c’est la meilleure non ? », comme si elle parlait d’une clope, ou de la première gorgée de bière. La mannequin n’est pas d’accord, elle a besoin de se chauffer pour ne plus avoir de contractions compulsives du diaphragme. « Quand il n’y a plus d’air et trop de CO2 dans le sang, le corps sait que tu ne respires pas, et le diaphragme vient pomper pour envoyer du sang aux organes vitaux. »

Comme une guérison

« Tu sais que plein de gens, quand ils découvrent l’apnée, se mettent à pleurer, pleurer ? dit Julie. L’apnée, en travaillant sur le souffle et plus particulièrement sur le diaphragme, libère les émotions, qu’elles soient positives ou négatives. C’est thérapeutique. Ce muscle en forme de parachute est le siège des émotions, je ne sais pas pourquoi. Le faire travailler éveille notre mental et notre conscience à ce qui ne va pas. Dans nos sociétés, on a des respirations très courtes, et le diaphragme bouge très peu. Dans l’eau, il est relâché, tu es en méditation totale. En apnée, tu plonges aux tréfonds de ce que tu es. Tu es face à toi, et à rien d’autre. Si tu portes une grande noirceur, je ne pense pas que tu puisses pratiquer l’apnée de haut niveau. Parce que tu ne peux pas te regarder. Je ne peux pas dire que les apnéistes sont tous des Bisounours. Mais il y a chez eux un niveau d’humanité un peu plus conscient. Et quand tu es conscient, tu réfléchis au fonctionnement de la société, tu fais la part des choses entre le bien et le mal. »

Sur le Zodiac du Chango club, qui trace vers les hauts-fonds de la rade de Villefranche, les plongeurs, deux filles pour six garçons, vont s’entraîner à l’apnée en poids constant avec palmes. Il est 9 heures, le niveau de concentration est perceptible. Alice Modolo, la modèle du clip de Beyoncé, s’entraîne. Les championnats de France ont lieu dans une semaine. « Aujourd’hui, mon objectif : moins 68 m. » Alice vient de reprendre la compétition après trois ans d’interruption. Chirurgien-dentiste à Clermont-Ferrand, elle s’est installée à Nice en 2013 pour tourner une page et vivre pleinement pour l’apnée en poids constant. « Les six premiers mois, ça allait, j’ai battu deux records, mais après, ça n’a plus marché. Je ne trouvais pas mes marques dans cette région, j’étais bloquée à moins 25 m. J’ai plongé avec Julie et Guillaume, pour le clip pour Beyoncé, puis pour une pub pour Kusmi Tea. »

Le bateau est ancré, les apnéistes plongent chacun leur tour le long de deux câbles déroulés de chaque côté du bateau. « Vous ressentez quoi les gars quand vous descendez là-dessous ? » Nicolas, charpentier naval de Lorient : « T’as vu ma tête quand je suis remonté ? » Le plongeur était hilare et détendu comme après un massage. C’est au tour d’Alice. Ce matin, elle a fait ses exercices de yoga et de respiration sur le port. Elle est prête. A poste au sonar, Nicolas checke la progression de la plongeuse mètre par mètre. « Je l’ai perdue, elle doit être à 20 (moins 20 m). » Trois minutes plus tard, elle remonte à la surface, un pur sourire aux lèvres. Moins 68 m, elle a réussi. Elle prend dans ses bras Stéphane Tourreau, vice-champion du monde 2016 en poids constant : « Merci. » C’est Stéphane, avec sa personnalité touchante, son attention à l’autre ultra-développée, qui l’a aidée à revenir à la compétition. « Elle est comme une plante très gourmande en eau Alice. Elle digère plein d’infos, parfois trop. Il faut qu’elle filtre ! »

L’apnée me guérit, elle guide tous mes choix.

A un moment, la blonde dentiste s’est même demandée pourquoi elle plongeait. « L’apnée me guérit, elle guide tous mes choix. En plongeant, je ne suis pas dans l’eau mais au fond de moi, dans un cocon, je lâche prise. Sur terre, on passe notre vie dans le passé, le futur. Sous l’eau, les pensées ont déserté ton cerveau, tu es là, tout simplement. » Se sentir vivant, connecté à chaque cellule de son corps, dépollué des questions inutiles, plus qu’un sport extrême, l’apnée est « un voyage où les secondes qui s’égrènent nous rapprochent d’une limite invisible à ne pas franchir ».*

On n’est pas des sirènes. On est des amazones.

Direction Coco Beach à Nice, où Julie et Alice ont prévu d’aller chasser. « Salut les sirènes. » Les deux jeunes femmes qui déploient leur attirail de plongée au pied du scooter me considèrent d’un air navré. Anne : « On n’est pas des sirènes. » Julie : « On est des amazones. » De l’autre côté de la baie, un orage gronde, le ciel se charge de colère, la mer, plate d’ordinaire, se révolte, sale temps sur la Riviera. Mais les amazones ont le goût de la pluie, du soleil, du chaud et du froid. Elles connaissent le goût de la vie. Les villas cossues qui bordent la route de la corniche toisent avec morgue ces chasseuses-cueilleuses en quête de vérité.

(*) L’apnée, sous la direction de Frédéric Lemaître, Publications des universités de Rouen et du Havre.

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Plongeon en apnée

Ugo Richard
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Joanna Bourrien et Stéphane Tourreau

Ugo Richard

Julie Gautier filme en apnée Angelika, pour une marque de cosmétiques. 2. Joanna Bourrien, 17 ans, est la première mineure à participer aux Championnats de France 2017. Ici, avec Stéphane Tourreau, vice-champion du monde.

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Les plongeurs Joanna Bourrien et Stéphane Tourreau

Ugo Richard
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La chasse en apnée

Ugo Richard

Julie Gautier chasse en apnée mais ne tue jamais de poulpe, animal très intelligent, acculé dans son trou: «C’est inégal.»

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Julie Gautier et Anne Maury

Ugo Richard

Julie Gautier et Anne Maury sont «sœurs de mer». Quand l’une chasse, l’autre veille à sa sécurité.

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Anne Maury

Ugo Richard

Alice Modolo a plongé à moins 68 m, fi n juin. Une semaine plus tard, sa performance de moins 70 m la propulsera championne de France 2017.

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