Blog • Quelques livres marquants de la rentrée littéraire bulgare

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2020 est une année faste pour la littérature en langue bulgare, même si tous les ouvrages marquants ne seront bien entendu pas traduits en français. Il est intéressant de se faire une idée de la scène littéraire bulgare sans nécessairement être bulgarophone.

La littérature bulgare en langue bulgare (car la littérature bulgare contemporaine, mais aussi classique dans une moindre mesure, a pour caractéristique d’être plurilingue [1]) a beau ne pas être très suivie en dehors de la Bulgarie, elle n’en connaît pas moins un grand essor. Ce n’est peut-être pas un essor sans précédent, car l’entre-deux-guerres était également une période faste pour la littérature bulgare, et même la période socialiste a vu émerger quelques bons auteurs malgré la censure et l’imposition du réalisme socialiste. L’essor actuel est sans précédent uniquement en ce qui concerne le cinéma bulgare, actuellement à la mode, ce qui n’a jamais été le cas auparavant, le premier grand film bulgare – longtemps resté une exception – datant de 1972 [2].

Il n’en reste pas moins que la période actuelle s’accompagne également d’un intérêt accru pour la littérature nationale, ce qui fait que les livres d’auteurs bulgares publiés en bulgare produisent de nouveau un fort impact, malgré la diminution globale du nombre de lecteurs d’écrits littéraires.

Il faut se souvenir qu’au cours des années 1990, il n’y avait presque pas d’auteurs bulgares émergents, à l’exception de Viktor Paskov. Il a fallu attendre 1999 pour que paraisse enfin Un roman naturel de Guéorgui Gospodinov, première œuvre littéraire bulgare « postmoderne » (avec un retard important, il est vrai). Mais surtout, les écrivains bulgares n’arrivaient à parler ni du présent ni du passé récent. Les débats politiques dans la presse (de meilleure qualité qu’actuellement) n’auront reçu à peu près aucune traduction intéressante en littérature avant les romans satiriques d’Alek Popov, qui atteint l’apogée de son talent au début des années 2000, notamment avec son roman La boîte noire, encore inédit en français. C’est un roman qu’Alek Popov a retravaillé après l’avoir fait paraître une première fois, conformément à une tradition inaugurée par Dimităr Dimov (1909-1966), qui a remanié son célèbre roman Tabac après sa parution. Plus récemment, cette tradition du remaniement a été reprise par Milen Ruskov, qui a proposé une deuxième édition de son roman roman-fleuve grandiose Čamkorija (2017) en l’abrégeant.

Les choses comme elles arrivent, premier roman d’Albena Stambolova en cours de traduction en français, fut salué par la critique comme l’un des meilleurs livres bulgares de l’année 2002. L’écriture de Stambolova est caractérisée par des phrases courtes, concises, une sensation de fluidité, de simplicité : une économie de mots et de moyens au service d’une intention que servent très bien le titre de l’ouvrage et le développement de la narration. La vie s’écoule pour chaque personnage dans le bruissement du frôlement des âmes et des corps. Les choses comme elles arrivent synthétise l’expérience amoureuse sous toutes ses formes : amour charnel, amour platonique, amour parental et filial, l’amour triomphant de la mort, en deçà et au-delà du corporel.

En 2020, Albena Stambolova frappe de nouveau un grand coup avec Chardons et ronces, recueil de poésie en prose à propos d’expériences intimistes au village touristique de Boženci. Les différentes nouvelles, ordonnées comme des chapitres, gardent un lien avec le style des Choses comme elles arrivent, mais ce même style est désormais encore plus élégant et lissé.

2020, c’est aussi l’année au cours de laquelle Les estropiés de Théodora Dimova [3], roman publié en 2019, s’est vu décerner le grand prix de l’année de la fondation « 13 siècles de Bulgarie ». Dimova est la fille de Dimităr Dimov (1909-1966), qu’elle n’a connu que pendant six ans puisqu’elle est née en 1960. Elle assume cet héritage littéraire avec beaucoup d’humilité : s’il est certain qu’elle est marquée par l’héritage de l’un des plus grands romanciers de tous les temps, elle s’en affranchit en trouvant sa propre voie, tant d’un point de vue stylistique – en mettant en place un style propre, reconnaissable entre tous, comme l’est celui d’Albena Stambolova – qu’en introduisant ses propres conceptions philosophiques, fortement marquées par une connaissance approfondie du christianisme. En effet, Les estropiés clôt un cycle de romans consacrés au christianisme, qui s’adressaient à un public plus spécialisé. Les estropiés explore – pour la première fois dans la littérature bulgare – les stigmates laissés dans la société bulgare par l’épuration sanguinaire lors de l’arrivée au pouvoir des communistes. C’est une lecture éprouvante, mais indispensable. Ce qui caractérise l’écriture de Dimova, c’est qu’une fois qu’on entame la lecture des premières pages, on est tenu en haleine et émotionnellement chamboulé jusqu’à la dernière page, sans pouvoir décrocher, ni laisser le livre de côté.

Enfin, le grand roman de la rentrée littéraire 2020, qui n’a pas encore été couronné d’un prix littéraire, même si cela ne saurait tarder, c’est bien sûr Le refuge du temps de Guéorgui Gospodinov. Il s’agit ni plus ni moins du premier « roman européen » bulgare. Il s’agit d’un genre particulier, dont le plus illustre représentant est Robert Menassse, avec La capitale [4]. L’écriture de Gospodinov dans ses ouvrages en prose, moins singulière sur le plan stylistique que celle de Milen Ruskov (qui a introduit la mode des archaïsmes et des dialectes dans la littérature contemporaine) ou celle d’Albena Stambolova et Théodora Dimova, se distingue néanmoins par son ambition philosophique. Le refuge du temps est, comme son titre l’indique, un roman sur le temps : puisque l’Europe entière est mécontente du temps présent, la construction européenne se déconstruit, si bien que la population tente de renouer mentalement avec son passé, qu’elle essaie de figer dans le temps. Pour la première fois dans la littérature bulgare, l’analyse ne se focalise pas sur une région particulière : il n’y a pas d’exception bulgare ni balkanique, tout le monde est logé à la même enseigne.

Notes

[2Il s’agit de La corne de chèvre de Metodi Andonov, film sans paroles, avec une superbe bande originale, qui aborde entre autres les relations de genre. L’essor actuel du cinéma bulgare a été amorcé par Eastern Plays de Kamen Kalev, sorti en France le 10 mars 2010. Ce film, d’une étonnante simplicité, s’appuie sur l’hyperréalisme (introduit en Bulgarie en littérature par Viktor Paskov, 1949-2009) et aborde des sujets de société sans être dans l’affirmation, mais seulement dans la démonstration : cette recette gagnante est désormais suivie par la plupart des réalisateurs bulgares. Au risque de se tromper, on peut soutenir qu’un film tel que The World is Big and Salvation Lurks Around the Corner de Stephan Komandarev (2008) tient davantage à la qualité du scénario et au talent de Miki Manojlović, qui joue le rôle principal et qui a dû apprendre le bulgare pour l’occasion, mais ce que ce film n’est pas à l’origine de l’actuel essor de la nouvelle école de cinéma bulgare (on ne compte plus le nombre de films bulgares présentés aux Festivals internationaux, par exemple dernièrement Février de Kamen Kalev, inclus dans la sélection officielle du Festival de Cannes en 2020).

[3Il est à noter que cette année, les Éditions des Syrtes, maison d’édition suisse, a réédité Mères en édition de poche, dans une traduction de Marie Vrinat. Parmi les autres œuvres de Dimova disponibles en français, notons la pièce sur la bulgarisation forcée de la population turcophone en Bulgarie au cours des années 1980, Les mécanismes du pardon, disponible en ligne : http://litbg.eu/theodora-dimova/mecanismes.html.