Eugène Ébodé : « Ce que couve la fièvre de Mayotte, île française et africaine »

TRIBUNE. Au-delà de la situation de Mayotte, ce sont des soubresauts politiques, économiques, sociaux et identitaires dans les relations tissées par l'État français à l'intérieur de la francophonie qui se manifestent.

Par Eugène Ébodé*

Des manifestants, dont beaucoup de femmes, protestent avec, à la main, les drapeaux français et du département de Mayotte, sur la place de la République le 13 mars 2018. Plus que jamais, la situation est tendue.

Des manifestants, dont beaucoup de femmes, protestent avec, à la main, les drapeaux français et du département de Mayotte, sur la place de la République le 13 mars 2018. Plus que jamais, la situation est tendue.

© ORNELLA LAMBERTI / AFP

Temps de lecture : 17 min

La crise sociale et politique que traverse actuellement l'île de Mayotte est une réplique à d'autres secousses qu'a connues le territoire ces dix dernières années. D'aucuns la présentent comme un miasme postcolonial, tandis que d'autres y voient une réaction de rejet d'une greffe institutionnelle inappropriée sur un corps social exsangue. Un autre groupe veut y déceler le dernier soubresaut désespéré d'un vieil empire branlant et incapable de dire adieu à une population désabusée avant le saut dans l'abîme.

Le contexte sécuritaire : l'arbre qui cache une intégration inachevée et mal agencée

Tout le monde ne parle à Mayotte et ailleurs que du contexte sécuritaire qui y ébranle les certitudes passées et consume les ultimes espoirs qui vacillaient. Et l'on y revient sans cesse comme si la question déterminante était la nécessité de construire autour de Mayotte une épaisse muraille flottante qui rivaliserait probablement avec la Grande Muraille de Chine dont l'édification, commencée vers 220 av. J.-C. sous la dynastie des Qin, se déploya sous celles des Han, Yuan, Ming et Qing.

Dans l'archipel des Comores, composé des îles d'Anjouan, de Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli, les imbrications familiales, linguistiques, culturelles et cultuelles (la religion musulmane y est ultra majoritaire à 98 %) ainsi que le poids de l'histoire font en sorte que la construction d'un rideau de fer, de verre ou de brique ressemble au mieux à une vue de l'esprit, au pire à un rideau de fumée. Mais cela ne voudrait pas dire que les effets d'une surpopulation et d'une immigration débridée soient sans incidences sur les malaises ambiants. Ils sont un révélateur d'une intégration inachevée et mal agencée de Mayotte dans le champ culturel et politique français.

Le retrait de Mayotte de l'orbite strictement comorienne pour une fusion-effusion dans l'identité nationale française est aussi le produit d'une ancienne querelle familiale qui a tourné à une fracture quasi irréconciliable. La disharmonie entre l'île de Mayotte et sa plus proche voisine, l'île d'Anjouan (située à 70 km, ce qui met les barques appelées kwassa-kwassa à 1 h 30 de Mayotte, Mohéli étant située à 135 km et la Grande Comore à 150 km) est ancienne. L'histoire voudrait que, redoutant les appétits de la remuante ou la perfide Anjouan (c'est selon) et les ambitions expansionnistes malgaches, le sultan Andriantsouli, d'origine malgache et qui régnait à Mayotte, offrît l'île à la France. Cela fut acté par le traité de protectorat du 25 avril 1841, signé entre le sultan Andriantsouli et le capitaine de marine Pierre Passot contre 1 000 piastres de rente et la promesse de protéger ses enfants.

L'insurrection digitale des Mahoraises

Au XXe siècle, lorsque la capitale des îles des Comores – toutes désormais regroupées sous la domination française – fut transférée de Dzaoudzi (Mayotte) à Moroni (Grande Comore) en 1968 durant la phase transitoire et de large autonomie avant les indépendances, les Mahorais ne tardèrent pas à se plaindre des brimades de leurs frères ennemis et à nourrir des ressentiments à l'endroit des Comoriens. Ils se sont transformés en une impossibilité de cohabiter sous le même toit institutionnel, prélude à un divorce qui transita par « l'insurrection digitale » et pacifique conduite par les femmes mahoraise et depuis connue sous le nom du « combat des chatouilleuses ».

Ces amazones aux doigts frénétiques, Zakia Madi, Zéna M'déré, Zaina Meresse, exercèrent leur ingénieux stratagème sur les officiels comoriens en visite à Mayotte qu'elles secouaient de rires forcés et pincés sous la chatouille. Ces femmes aux visages peints et aux masques de beauté cachaient derrière un geste frivole une détermination à bouter dehors celui qu'elles considéraient comme l'ogre comorien. Leurs doigts baladeurs sont restés comme une protestation poétique et énergique contre leurs frères comoriens vus comme arrogants, dominateurs et, pour cela, définitivement abominés.

La population mahoraise, moins nombreuse que celle des autres îles, les poussa ainsi stratégiquement, comme une réitération du réflexe de leur ancien sultan, à se réfugier sous l'aile protectrice de la France. Cette perception mahoraise n'a pas disparu. Elle s'est amplifiée au point d'être reprise, à la veille du référendum d'autodétermination de 1974, par l'ancien instituteur et habile tribun Younoussa Bamana. Son charisme, son talent oratoire et la volonté d'échapper à toute cohabitation institutionnelle avec les Comoriens le poussèrent à convaincre son parti, le Mouvement populaire mahorais (MPM), de militer fermement pour un maintien de Mayotte dans la France. Il fit jouer ses réseaux, notamment gaullistes, pour parvenir à ses fins en convainquant la droite française, au moyen de tripatouillages ou d'une manœuvre juridiquement contestable et désavouée par l'OUA (Union africaine) et les Nations unies, à conserver Mayotte dans le giron français. Son statut n'a cessé d'évoluer, passant de territoire d'outre-mer à 101e et dernier département français en 2011 sous le mandat Sarkozy.

L'écrivain Eugène Ebodé enseigne à Mayotte. Autant dire qu'il est aux premières loges pour jauger la situation de l'île dans toutes ses dimensions.

© DR

Maran contre Césaire ?

Pour l'observateur, se joue ici un drame cornélien ou cryptocolonial dans lequel le choix présenté aux Mahorais ne se situe pas entre la peste française et le choléra comorien, mais se joue sur le plan littéraire, entre éthique et philosophie politique, autrement dit entre René Maran et Aimé Césaire.

Le premier, à travers Batouala, véritable roman nègre (Prix Goncourt 1921) alerta ses lecteurs et plus précisément ses concitoyens français afin qu'ils se dressent contre l'État colonial qui maintenait en Oubangui-Chari une épouvantable régression de l'humanisme hérité des Lumières et au nom duquel s'était élancé le char colonisateur. Par son indifférence aux souffrances et aux calamités qui brisaient les colonisés, les Français risquaient de manquer à leur promptitude à se rassembler lorsque de grands événements les appelaient à sortir de leurs querelles.

Césaire, quant à lui, bien que conscient et tempêtant contre la chosification de l'homme sous domination dans le contexte colonial, réclama néanmoins pour les Antilles la voie de la départementalisation.

Si les esprits s'échauffent à Mayotte, ce serait, prétendent certains, pour pourfendre la continuité d'une ignominie et en appeler aux solutions pratiques pour en sortir. À l'heure actuelle, le statu quo, le point de rupture, c'est-à-dire le délitement général, l'ingouvernabilité de l'île, la fuite en avant actionnée par la logique du bouc émissaire, font craindre le glissement vers un double et funeste corollaire : la chasse aux immigrés et la chasse au « muzungu » (le Blanc vu comme un complice objectif de la ruine du Mahorais et de son effacement par la submersion comorienne).