En entrant dans la gare de St Pancras ce soir-là, je suis une nouvelle fois éblouie. L’allure majestueuse de son hall, sa brique rouge, son éclairage élégant et son toit de verre qui offre à la lumière du jour le plus beau rôle, m’enthousiasment. Quelle que soit ma destination, lorsque je frôle le marbre lisse, je sens l’énergie gagner mon corps et l’aventure me tenter.

Je progresse dans la galerie et ma réserve habituelle me délaisse. Je ne dirais pas que je suis une grande timide, je fais plutôt partie de celles dont le manque d’assertivité contraint à acquiescer à tout projet, à suivre le mouvement du groupe, à embrasser celui qui embrasse plutôt que celui qui fait rougir. Certains prétendront que je me laisse bercer. C’est faux. En réalité, je m’adapte car je suis incapable de dire ce qui est important pour moi. Je courbe l’échine et multiplie les non-choix, formant une vie bien raisonnable.

Pourtant, ce soir-là, je pressens que tout peut être différent. L’atmosphère singulière de St Pancras me donne le sentiment d’être plus téméraire, de revêtir une personnalité un peu éloignée de la mienne mais qui m’offre tous ces possibles.

Tous ces possibles dont cet homme-là.

En attendant mon train, je flâne dans une librairie et parcours distraitement ces couvertures qui dissimulent autant d’histoires. L’une d’elles d’un rouge vif met en exergue les quelques lettres d’un titre convenu : Kiss. Un simple mot et déjà mon esprit est loin, à cette fête.

Même s’ils sont des dizaines à s’agiter sur la piste de danse, je ne vois que lui. Je l’observe de loin, accoudée au bar, figée dans la posture de la jeune fille qui ne s’accorde aucun rêve. Un instant, il tourne la tête vers moi et alors qu’il danse avec ces autres agglutinés autour de lui, il me sourit. Je suis tentée de regarder derrière moi pour vérifier si ce sourire m’est destiné. Heureusement, je ne bouge pas. Ne sachant pas s’il s’adresse à moi, j’hésite à réagir. Pourtant, dans quelques secondes, il sera trop tard. Il aura tourné la tête et conclura à mon manque d’intérêt, laissant la porte ouverte à toutes ces histoires qui se dessinent déjà autour de lui.

La vie n’est pas faite pour les gens comme moi. Il me faudrait plus de temps pour ce choix compliqué, j’aurais besoin d’assurance, presque que l’on me tienne la main, pour enfin oser ! Non, la vie n’est pas faite pour les gens comme moi et je dois l’accepter. Sourire ou me fondre dans la foule pour oublier.

Alors que mes pensées se brouillent sous la pression, un sourire involontaire se dessine sur mes lèvres. Je le voudrais discret, énigmatique. Il est étincelant tant ma joie est grande.

Il s’approche lentement. Je me redresse tout en contemplant sa démarche souple, ses épaules larges, ses mains dont l’une se tend maintenant vers moi.

-       Je suis Oscar, se présente-t-il.

-       Bonsoir, Sacha, dis-je en serrant la main qu’il me propose.

Nous nous dévisageons bêtement, conscients que ces présentations formelles sont un peu ridicules. Il nous sauve de l’embarras :

-       Tu ne danses pas ?

-       Je… fais une pause.

-       Une pause ?

Il fait signe au barman.

-       Tu veux boire quelque-chose pendant ta pause ?

J’adore sa barbe naissante. Je serais cette autre fille, celle qui ose tout, je tendrais la main vers sa joue pour la caresser doucement. J’irais même plus loin, je parcourrais ses lèvres d’un doigt léger, je prendrais sa main dans la mienne et certainement, qu’elle serait agréablement tiède. Malheureusement, je ne suis que moi, immobile et craintive. Il me faut encore quelques secondes pour articuler une réponse :

-       Une eau pétillante.

-       Grande noceuse, je vois, s’exclame-t-il en riant.

-       Exactement. Je danse, je bois, je m’évade, dis-je sur un ton qui, dans ce tumulte, ressemble plus à un murmure.

Il hoche la tête et s’exécute. Avec l’eau pétillante, il demande un papier et un stylo. Alors qu’il griffonne son numéro de téléphone et place le papier dans la poche de ma veste, nous restons silencieux.

Cette main qui glisse un bref instant contre moi me paraît terriblement intime. Elle me donne l’impression qu’il s’apprête à me déshabiller, à écarter ce qui demeure entre nous, ces vêtements et toutes ces phrases qu’il faut parcourir pour enfin accéder à l’essentiel.

Finalement, il reprend la conversation et nous échangeons quelques mots. Rien de très important. La vraie rencontre se joue dans nos regards, qui eux ne se cachent pas derrière des questions futiles. Un moment, il semble décontenancé comme s’il ignorait comment poursuivre sans me brusquer.

-       Je suis désolé mais je dois partir… commence-t-il.

Face à mon silence, il ajoute :

-       J’aurais vraiment aimé rester.

Se rappelant le morceau de papier, il enchaîne, comme si ce n’était pas déjà clair pour nous deux :

-       Je t’ai laissé mon numéro de téléphone. J’aimerais beaucoup que tu m’appelles.

Alors qu’il s’avance vers moi pour m’embrasser sur la joue, il hésite et se contente de poser sa main sur mon épaule.

-       Vraiment. Cela me ferait plaisir de te revoir, ajoute-t-il en souriant.

En le regardant fendre la foule ce soir-là, je réalise combien nous avons peu d’espoir si tout est désormais entre mes mains.

 

Six longues semaines s’écoulent sans que je parvienne à former son numéro. Plusieurs fois, je saisis mon téléphone, bien décidée à l’appeler. J’inscris les premières lettres de son nom mais dès qu’il apparaît au complet, j’ai le souffle coupé.

Comme une voix féminine annonce mon train, je me dirige vers la queue qui se forme en bas des quais. La mission que j’effectue à Londres est pour le compte d’une grande société qui ne s’embarrasse pas d’une différence de quelques dizaines d’euros entre la classe économique et la première. Je présente donc fièrement mon billet m’offrant l’accès à cet univers feutré. Je suis à peine assise que l’on s’adresse à moi sur un ton mielleux :

-       Un peu de champagne, madame ? fait un jeune homme en se penchant vers moi pour me présenter la bouteille.

Je consulte ma montre pour paraître raisonnable puis cède. Il est presque vingt heures et l’estomac vide, je me délecte de ces quelques bulles. Pour compléter ce moment parfait, je mets mon casque, m’enfonce dans le siège confortable et écoute les premières notes de "Love me or leave me" de Nina Simone. Alors que le paysage défile sous le soleil déclinant, je glisse dans la rêverie. Mon esprit s’évade et je suis à nouveau avec lui. J’imagine tout ce que je manque en ne l’appelant pas ; sa voix grave mais joyeuse, la façon dont il incline doucement la tête pour me parler, sa main sur la mienne et tous ses mots qui seraient à nous.

Au lieu de cela, je ne suis plus pour lui qu’un souvenir dont la précision s’étiole chaque jour un peu plus.

-       Souhaitez-vous que je remplisse votre verre ? me demande encore le jeune homme.

-       Oui, dis-je sans hésiter.

A peine m’a-t-il servie que je bois la coupe d’un trait.

-       Excusez-moi, j’en veux bien une autre.

Le garçon se retourne et dissimule sa surprise. Le champagne est à volonté en première. C’est inscrit sur le petit carton plié devant moi. Il me sourit et remplit ma coupe à nouveau. Cette fois-ci, je me contente de quelques gorgées. Aucune envie d’avoir la voix d’une ivrogne pour cet appel important.

-       Allo…

-       Oscar ?

-       Oui ?

-       C’est Sacha. On s’est rencontrés à une soirée chez Henri, il y a quelques semaines.

Son souffle dans le combiné me trouble. Je l’imagine passer en revue ses dernières conquêtes et prie pour que nous ne soyons pas trop nombreuses. Les quelques secondes de silence me paraissent une éternité.

-       Sacha, bien sûr ! Comment vas-tu ?

-       Bien, dis-je, soulagée par son ton chaleureux. Je…

Ma main se crispe autour de ma coupe et j’ai une envie subite d’avaler son contenu.

-       On pourrait…

-       Boire un verre ? me sauve-t-il.

-       Oui, c’est cela !

-       Je ne t’entends pas très bien. Tu es où ?

-       Dans un train pour Bruxelles.

Notre conversation se déploie presque aisément. J’ai l’impression d’être debout en équilibre sur une barque et qu’à chaque fois que je manque de tomber à l’eau, il me secoure. Par un enchaînement mystérieux, il est convenu qu’il viendra me chercher à la gare.

Lorsque je descends du train, il est là à parcourir des yeux la foule. Et soudain, cette réalité m’émeut : il m’attend.

 

C’est à cette soirée que je pense alors qu’ils s’agitent autour de moi.

Poussez, poussez !On voit sa tête !

Je suis ici et là-bas.

Prenez une grande inspiration et on pousse une dernière fois. Dans un instant, vous la tiendrez dans vos bras.  

Ici, prête à accueillir mon enfant et là-bas avec tous ces coups de chance qui forment une histoire d’amour. Les images se succèdent et l’émotion grandit. Je revois ce hall de gare, le paysage qui défile à toute vitesse, la coupe de champagne posée au milieu des magazines que je ne lirai pas, Nina Simone en boucle et bientôt, alors que sa voix grave résonne encore à mes oreilles, lui qui marche à ma rencontre.

Alors que la douleur d’une nouvelle contraction s’empare de mon corps, sa main se pose sur la mienne et la tient fermement.

Oscar se penche vers moi et je songe à combien nous sommes tant de facettes se révélant au gré des événements. Je ne suis ni timide, ni confiante, ni réservée, ni aventureuse et en même temps, je suis tout cela. L’autre m’incite à être plus que ce que je connais et c’est ce territoire infini que j’explore désormais.

Je ferme les yeux pour ce dernier effort et le souvenir de ses lèvres que j’embrasse pour la première fois m’envahit.

Rien n’est plus émouvant que ce baiser dont la force précipite tout le reste, d’autres baisers, nos corps chauds collés, cet amour naissant, ce genou à terre et enfin, la somme de nous deux qui pousse son premier cri.

Le choix d'une vie_c1