Abonnement Boutique Faire un don
frÉditions : française | anglaiseen | internationales+
Accéder au menu
Article précédent : « Deux juridictions bien distinctes », page 22
Article suivant : « Retrouver Jacques Derrida », page 24
>

Littératures du monde

Le maître des heures

« Cox ou la Course du temps », de Christoph Ransmayr

Un trois-mâts anglais entre dans la baie de Hangzhou après une traversée de sept mois — le recours au chiffre divin n’est pas anodin. Parti de Southampton en ce milieu du XVIIIe siècle, le Sirius abrite à son bord quatre horlogers de grand renom, dont Alister Cox, le meilleur constructeur d’automates du monde, qui emploie dans ses ateliers en Angleterre plus de neuf cents personnes, des micromécaniciens aux tailleurs de pierres précieuses. Convié par l’empereur de Chine, il est venu élaborer en son palais une machine à mesurer le temps conforme aux désirs du souverain. Mais quels désirs ? C’est là toute la matière de ce splendide roman de l’Autrichien Christoph Ransmayr, qui fait s’entrechoquer les cultures et s’unir les rêves.

Cox n’est pas seulement un horloger hors pair, il connaît personnellement le poids du temps. Deux ans plus tôt, il a perdu sa fille unique et adorée. Depuis, il est « l’homme le plus triste du monde ». Qianlong, l’empereur de Chine, met à la disposition de Cox tout ce dont il a besoin, mais jamais il ne le fait venir pour lui exposer ses souhaits. Tout se fait par le truchement d’un interprète. Les désirs se succèdent et tous sont exécutés avec une habileté hors du commun : une horloge en forme de bateau, animée par le souffle de la brise ; une horloge à feu fonctionnant au rythme de l’écoulement de la cendre sur les minuscules ressorts…

En dépit de ces merveilles, on sent une tension inassouvie, tant du côté d’Alister Cox que de l’empereur, comme si toutes n’étaient que des préparatifs à un grand œuvre. Certes, il y a eu aussi ce projet de créer des horloges non pas mesurant, mais éprouvant le temps selon l’humeur et la situation des individus : le temps des enfants, celui des vieillards, des amants, des condamnés à mort… Mais là aussi Cox discerne bien la vanité de tels travaux : « Ce que nous construisons — mouvement d’horlogerie ou machine — ne révèle jamais que la teneur de notre propre tête et en prime, dans le meilleur des cas, les désirs du propriétaire ou du commanditaire de l’objet désiré. » Et c’est de l’inanité de ces désirs par trop humains que surgit le désir absolu qui soudain réunit les rêves de l’empereur et ceux de l’horloger : « Une horloge qui, par-delà le temps humain, serait accordée à l’espace stellaire, un mouvement qui ne s’arrêterait jamais et dont les limites ne tiendraient qu’à la durée et au secret de la matière elle-même. »

Comment créer un tel paradoxe : un objet destiné à mesurer le temps et aussi bien à lui échapper ? Cox a une idée de génie : utiliser les variations de la pression atmosphérique enregistrées par une énorme quantité de mercure placée dans le cœur du mécanisme. Il est sur le point de réaliser son projet, quand son interprète l’avertit qu’il se trouve en grand danger. Si une telle horloge signe la maîtrise du temps, elle signe aussi la soumission irréfragable à ce dernier. Ne va-t-elle pas alors à l’encontre de la divine majesté de l’empereur, seul maître du temps ? Et donc à l’encontre de la puissance de la Chine qui se reconnaît dans son empereur ? Un complot se trame, Cox est menacé de mort. Un stratagème parvient à le sauver dont nous ne donnerons pas ici la clé — d’autant plus qu’il n’y en a pas qu’une, mais cinq ! Un fascinant roman de voyage, magnifiquement traduit, qui est aussi une réflexion sur la puissance de l’art et une parabole sur l’éternité.

Pierre Deshusses

Cox ou la Course du temps, de Christoph Ransmayr, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, Paris, 2017, 316 pages, 22,50 euros.

Tous les livres du mois

Partager cet article×

Ce message est trop long pour Twitter.
Icone Facebook  Icone Twitter

Info diplo

Inscrivez-vous à l'Infodiplo, notre lettre d'information hebdomadaire.

S’inscrire

En cliquant sur « S’inscrire », je reconnais avoir pris connaissance de la politique de confidentialité du Monde diplomatique et des droits dont je dispose sur mes données personnelles.

Changer d'email / se désinscrire
… et suivez-nous sur vos réseaux sociaux…