Back to drag : quand une pratique artistique se joue des questions de genre

publié par Elvire Emptaz le 21•10•2018
modifié il y a 3 mois
MJ Rodriguez (Blanca) dans la série Pose

Défilés de mode, téléréalité : une nouvelle génération remet les drag-queens au goût du jour, au point que leurs codes esthétiques influencent la culture pop. Plongée dans une pratique artistique qui se joue des questions de genre.

Neuf septembre, New York, quartier de Greenwich Village. On a rarement vu autant de monde s’agglutiner sur le petit trottoir du club Le Poisson rouge. Ce soir a lieu le show de la marque Opening Ceremony. Les créateurs Carol Lim et Humberto Leon, également directeurs artistiques de Kenzo, préfèrent les performances plutôt que les défilés classiques. Après un ballet au Lincoln Center et une parade à Disneyland, ils ont cette fois laissé les rênes à Sasha Velour, drag-queen star aux Etats-Unis. Sous sa houlette, une quarantaine d’artistes qui ont réinterprété leur nouvelle collection jouent les mannequins et chanteuses.

L’ambiance est engagée, délurée et euphorique quand la soirée s’achève par la venue sur scène de Christina Aguilera, idole drag. Le choix d’Opening Ceremony confirme le grand retour des drags sur le devant de la scène. Une drag ? « C’est une personne qui a une pratique scénique de caricature du genre. Tout le monde peut en être une, cela ne présume de rien en termes de genre, de sexualité ou de sexe. C’est une scène où l’on trouve majoritairement des garçons gays, ce qui n’a rien à voir avec le cabaret transformiste des années 70, où il y avait beaucoup de personnes transgenres », explique le sociologue Arnaud Alessandrin, auteur de Sociologie des transidentités (éditions Le Cavalier bleu).

Les créatures, ou l’art de la transformation

Hommes, femmes, gays, trans, peu importe, ce qui unit les drags, c’est l’art de la transformation. Et là aussi, il n’y a plus de règles. Si l’on voit souvent celles que l’on appelle aussi les « créatures » exprimer une féminité exacerbée, certaines s’amusent à mêler les genres, se baladant en jupe et avec une barbe, façon Conchita Wurst, gagnante de l’Eurovision en 2014. Quand d’autres se griment carrément en animaux ou en aliens. Une ouverture que l’on peut imputer à la troisième vague du féminisme dont est issue la nouvelle génération de drag et qui prône l’ouverture à la diversité. Une génération se distingue par une créativité démultipliée qui fait fi codes.

C’est d’ailleurs ce qu’ont voulu célébrer les créateurs d’Opening Ceremony, comme ils l’ont expliqué au lendemain du défilé. « L’idée était de célébrer l’individualité, la créativité et la liberté d’expression. C’est l’essence même de ce que sont les drags. Leur esthétique influence la mode depuis les années 60, à l’époque de la star Divine. On a adoré les voir porter notre collection. Cela a été très inspirant pour nous. » Sasha Velour, qui a organisé le spectacle, est devenue une célébrité après avoir remporté 9e édition de la téléréalité RuPaul’s Drag Race, un carton d’audience aux Etats-Unis et en France depuis qu’elle est diffusée sur Netflix. Cette sorte de Nouvelle Star voit s’affronter des candidates à travers des épreuves et des performances devant un jury présidé par RuPaul, icône drag absolue.

Dragmania sur les podiums et les écrans

En regardant les stars présentes au défilé, comme Nicki Minaj, adepte d’extravagantes perruques, impossible de ne pas voir un lien entre ses vêtements, son maquillage et ceux des drags sur scène. « Les stars comme Beyoncé ont beaucoup de stylistes queer qui vont voir les shows drags et s’en inspirent. Parmi eux, on parle de Nicky Minaj comme d’une drag, son corps n’est pas naturel, elle a le style et les expressions scéniques d’une créature », analyse Kareem Khubchandani, professeur au département des études du genre de l’université américaine Tufts, également drag-queen sous le nom de Lawhore Vagistan. On pense aussi à d’autres célébrités : de Kim Kardashian à Kylie Jenner en passant par Katy Perry.

« La pop culture emprunte à l’esthétique drag, car nous avons une relation joyeuse avec la mode et le maquillage. Les deux s’inspirent et se mélangent, puisque les drags se griment parfois elles-mêmes en pop stars. Le problème, c’est que l’on considère que nous ne faisons pas partie de la culture », confie Sasha Velour. Cela fait longtemps que cette relation perdure. La chanteuse Cher a toujours utilisé des attributs transformistes, tout comme Lady Gaga plus récemment, toutes deux partagent avec les créatures l’envie de se faire remarquer, d’exagérer les choses pour attirer l’attention. Pourtant, il est bon de préciser que toutes les drags ne sont pas férues de mode.

La réapparition du voguing

« Il y a des formes très diverses. En Inde, j’en ai rencontré beaucoup qui, plutôt que de ressembler à une icône fashion, s’habillent comme des stars des années 30 ou même comme leurs mères ou leurs tantes. Parfois, c’est aussi une question de moyen, car c’est une pratique coûteuse. » précise Kareem Khubchandani. Le retour des drags dans l’espace médiatique s’inscrit dans un contexte où l’on parle énormément de genre. Des figures identificatoires positives qui ne se conforment pas à un genre, comme la chanteuse Chris, anciennement Christine and the Queens, s’emparent de l’espace médiatique. Il y a aussi une forme de revival des nineties, qui voit réapparaître le voguing, dansee né dans les clubs gays américains des années 70, popularisée par Madonna avec son clip Vogue en 1990 et portée aujourd’hui en France par le DJ Kiddy Smile.

« Il y a un phénomène un peu rétro avec le retour des Bals de voguing, comme on en voyait à New York il y a trente ans, s’amuse le directeur artistique Olivier Guillermin, président du Comité français de la couleur. Nous sommes dans une période où la mode se divise en deux visions. Il y a un côté classique, fonctionnel, un peu austère, et un autre avec une envie de rébellion, d’exubérance, de couleurs flashy, qui se nourrit en partie de la culture drag. » La dragmania s’impose également sur les écrans à travers des miniséries documentaires comme Dancing Queen sur la drag Alyssa Edwards ou New Gen, diffusée sur l’application Blackpills, qui parle des créatures parisiennes. La série télévisée Pose, de Ryan Murphy (créateur de Glee, American Horror Story, etc.) marque aussi un vrai tournant symbolique, puisqu’elle met en scène des acteurs et actrices majoritairement transgenres.

On y suit, à la fin des années 80, les fameux « Balls » de voguing qui voient s’affronter plusieurs « familles » de danseurs. Le retour des drags s’illustre aussi par la réouverture de clubs à Londres ou à New York, et le succès de soirées comme La Madame Klaude, scène ouverte pour les drags. « Le principe est de mélanger tout le monde, hétéros, gays, lesbiennes, trans, intellos ou pas, etc. Les créatures sont un vivier de création, elles ont toutes à l’esprit un message d’ouverture et de tolérance, se battent pour le droit à la différence, à l’ambivalence et à l’ambiguïté. Il ne s’agit pas d’un homo qui se ‘travelotte’ mais de vrais artistes qui prennent entre trois et sept heures pour se transformer », raconte son créateur, Fabrice Gilberdy.

Visibles et invisibilisées

Les drags, très présentes dans le monde de la nuit jusqu’au début des années 2000, s’étaient effacées un temps. « La théorie du sociologue Jean-Yves Le Talec, cofondateur des Sœurs de la perpétuelle indulgence à Paris, des drag-queens qui font de la prévention contre le sida, est de dire que la période entre l’avènement du Pacs et la légalisation du mariage gay a été normalisatrice pour les homosexuels. Tout comme la prévention contre le sida qui a valorisé l’idée du couple », précise Arnaud Alessandrin. Les drags sont très visibles, puisqu’elles dérogent aux normes et en même temps invisibilisées, parce qu’on n’a plus envie de les voir. « Pour certains, ajoute-t-il, elles nuiraient à l’image de l’homosexualité. La semaine dernière, Matthieu Delormeau, un chroniqueur gay de l’émission de Cyril Hanouna Touche pas à mon poste a par exemple dit qu’il en avait marre de voir des caricatures d’homos efféminés. »

En France, les actes LGBTphobes sont en augmentation de 4,8 % en 2017, les agressions physiques ont, elles, augmenté de 15 % selon le rapport annuel de l’association SOS homophobie. Mariska, kinésithérapeute de jour et drag-queen la nuit depuis cinq ans, témoigne : « Je ne me balade pas dans la rue en drag. Rien que les lendemains de soirée, quand il me reste simplement du vernis à ongles et que je suis dans le métro, beaucoup de gens font des remarques. Un tout petit geste provoque déjà une grande réaction. » Alors que l’on espérait qu’une visibilité accrue pousserait à la tolérance, elle favorise les attaques. « Les nouveaux drags ‘disruptent’ la société, entre autres, en refusant de se grimer totalement en femmes, arborant des attributs masculins et féminins. Or lorsqu’on ne se conforme pas à cette binarité de genre si sacrée, on est sujet aux violences », confirme Kareem Khubchandani. Les drags sont la partie la plus visible d’une longue liste de luttes LGBT à mener. Un come-back en forme de joyeux combat.

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