Blog • Georges Nivat, l’infatigable passeur de la culture russe

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Il se multiplie sur tous les fronts, traducteur des plus grands auteurs russes du XXe siècle, qu’il a connus pour certains personnellement, essayiste, conférencier, commissaire d’expositions, trouvant le temps de publier chaque semaine encore aujourd’hui un petit billet culturel en toute liberté, Georges Nivat reste à 85 ans un infatigable passeur de la culture et de la littérature russes.

Georges Nivat
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Dans une préface inédite aux Légendes de la rue Potapov, d’Irina Emélianova (Ed. des Syrtes, Poche), qui paraît le 9 juin, Georges Nivat nous livre des souvenirs personnels, ce dont il n’est pas coutumier, sur son séjour à Moscou à la fin des années 1950 où, jeune étudiant, il fréquentait l’auteure, la fille d’Olga Ivinskaïa, le grand amour de Boris Pasternak, immortalisée dans le personnage de Lara du Docteur Jivago.

« Moscou et Peredelkino jalonnaient alors ma vie », écrit l’universitaire dans un texte où l’émotion est palpable. Boris Pasternak (1890-1960) habitait à Peredelkino, un village proche de Moscou, lieu de résidence, à l’époque soviétique, de nombreux écrivains. Georges Nivat évoque ces « jours lumineux … qui me semblent encore aujourd’hui inimaginables si on ne les a pas vécus ».

Irina Emélianova décrit dans les Légendes de la rue Potapov ces réunions avec le grand écrivain où l’on parlait poésie et littérature des heures durant. L’atmosphère était souvent joyeuse malgré la surveillance policière constante. Georges Nivat, alors étudiant à l’université Lomonossov, « rencogné entre le poële et le lit », griffonnait quelques notes, visiblement ébloui.

« Russie cruelle et lumineuse »

Soixante ans après, Georges Nivat reste sous le charme de ces moments privilégiés qui ont eu une influence décisive sur sa vie. Une vie qu’il a consacrée à la « Russie cruelle et lumineuse, toute de tendresse et de grossièreté. De compassion aussi (…) Dieu fasse que ne disparaissent pas de la Russie (…) ni cette compassion, ni ces âmes qui résistent au concasseur » de l’arbitraire.

Olga Ivinskaïa, la célèbre Lara du docteur Jivago, « pour moi incarnait la beauté russe, l’émotivité russe, la foi russe en la vie et en le bonheur par-delà tous les malheurs ». Georges Nivat est à l’époque fiancé à Irina Emelianova. Mais il est expulsé d’URSS en août 1960 par Nikita « Khrouchtchev, le grand libéral », écrit-il avec une ironie amère, deux jours avant son mariage.

On regrette au passage que tous ces slavisants français de premier plan comme Michel Aucouturier, Jacques Catteau ou Claude Frioux, tous trois contemporains de Georges Nivat, disparus ces dernières années, n’aient pas publié à notre connaissance de véritables mémoires ou des souvenirs, eux qui avaient si bien connu la vie culturelle russe, foisonnante et tragique, de la deuxième moitié du vingtième siècle. Comme s’ils répugnaient tous à se mettre en avant, préférant consacrer leur vie à faire connaître inlassablement les œuvres d’une littérature parmi les plus riches du monde. Cette génération aurait tant eu à nous raconter !

Né en mai 1935 à Clermont-Ferrand, Georges Nivat a traduit Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky et Soljenitsyne. Professeur émérite à l’université de Genève, où il a enseigné la littérature russe de 1992 à 2000, il est également l’auteur d’une douzaine d’ouvrages et a contribué aux Sites de la mémoire russe, dont le deuxième tome est paru en novembre 2019 chez Fayard. Il est également l’un des co-auteurs de la monumentale Histoire de la littérature russe, toujours chez Fayard.

Dans un entretien récent sur internet organisé par les Editeurs Réunis et le Centre culturel Alexandre Soljenitsyne, Georges Nivat se souvenait avec amusement de la rencontre organisée aux éditions du Seuil à Paris avec l’auteur de l’Archipel du Goulag, après son expulsion d’URSS. Ses différents traducteurs étaient là et « on avait l’impression d’être dans une salle de classe avec un instituteur » distribuant bons et mauvais points, même s’il ne connaissait « pas très bien » le français.

Les écrivains, ces « éveilleurs »

Georges Nivat est retourné le voir quelques années après à Cavendish, aux Etats-Unis. L’écrivain était alors engagé dans une activité littéraire débordante. « C’était impressionnant » de voir comment il travaillait, entouré des siens et dans la bonne humeur, à la rédaction de La Roue rouge, une gigantesque fresque historique autour de la révolution de 1917. L’universitaire le reverra enfin à Moscou à la fin de sa vie. « Il avait pris une attitude d’ascète, qui le faisait ressembler à Dostoïevski ».

« La littérature russe a toujours changé la Russie et exprimé mieux la Russie que la politique. Depuis le 19ème siècle. Les grands auteurs, les débats littéraires ont joué un rôle plus grand qu’ailleurs », poursuit Georges Nivat, en rappelant notamment l’influence que les Récits d’un chasseur de Tourgueniev a eu sur la remise en cause du servage en Russie, ou encore Nicolas Gogol. Et plus récemment, il pense aux écrivains qui parvenaient à évoquer la réalité russe des profondeurs dans la « caserne soviétique ».

Les écrivains ont eu un « rôle d’éveilleurs » en Russie. Quant à Tchékhov, il était « l’apôtre des petits pas », pour reprendre les termes de Vassili Grossman, « et le contraire de l’emphase et du pathétique de certaines parties de la psyché russe ».

Georges Nivat confie lire encore régulièrement Le Docteur Jivago, une « très grande œuvre », où Boris Pasternak « nous a apporté l’essentiel ». Il place même le livre au niveau des grands classiques de la littérature mondiale, comme L’Iliade ou L’Odyssée d’Homère. « Il est pour moi toujours sous la main, prêt à la relecture, consolation magique à tous les moments de la vie », écrit-il dans la préface des Légendes de la rue Potapov.

Il y a comme cela des éblouissements d’une vie et Georges Nivat reste optimiste sur l’avenir de la littérature russe, toujours « extrêmement vivante, de façon extraordinaire », et il s’émerveille de l’appétence des Russes pour la poésie.

« La littérature définit la Russie peut-être davantage que Montaigne, Pascal ou Hugo ne définissent la France ». Il se reprend : « Ils la définissent bien sûr, tout comme Goethe et Schiller définissent l’Allemagne, mais une Allemagne qui a davantage disparu. Tandis que la littérature russe, peut-être parce qu’elle est plus récente, définit jusqu’à aujourd’hui beaucoup de choses dans cette Russie qui aujourd’hui a du mal à se définir. »