Centre ville, collège Fermat , Toulouse

Depuis septembre 2017, le collège Pierre-de-Fermat, dans le centre de la Ville rose, accueille des jeunes du quartier de la Reynerie.

christian BELLAVIA / Divergence pour L'Express

C'est l'heure de la pause méridienne au collège Pierre-de-Fermat. Les élèves se réunissent par petits groupes, discutent, chahutent, jettent un coup d'oeil sur leurs cours. "Ici, tout le monde se mélange, sans se poser la question de savoir qui vient d'où, qui habite où. La preuve que le vivre-ensemble fonctionne parfaitement bien", assure Patrick Massové, le principal de cette forteresse de briques roses campée derrière la place du Capitole depuis le XVIe siècle.

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Pour la deuxième année scolaire consécutive, cette institution toulousaine, traditionnellement fréquentée par une majorité de jeunes issus des classes moyennes ou favorisées, bouscule les lois de la carte scolaire. Sa lourde porte en bois sculpté s'est ouverte à de nouveaux élèves venus de la Reynerie, un quartier du Mirail dominé par de hautes tours et niché à près de 10 kilomètres du centre historique de la ville. Une opération "mixité sociale" pilotée par le conseil départemental de la Haute-Garonne, en partenariat avec l'Education nationale. L'une des missions de ce plan ? Fermer progressivement - un niveau chaque année - le collège Raymond-Badiou, habitué à squatter les dernières places des palmarès, pour le reconstruire dans un quartier socialement plus mélangé.

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"Mais pas question de patienter jusqu'à la fin des travaux pour agir", lance Georges Méric, président (PS) du département. En attendant l'ouverture de ce bâtiment flambant neuf, prévue pour 2021, les collégiens de la Reynerie sont accueillis dans cinq établissements réputés de la ville et de son agglomération. Le sujet de la mixité est crucial à Toulouse. Parmi ses 36 collèges (publics et privés), 5 accueillent plus de 60 % d'enfants de milieux défavorisés. Tandis que les 7 établissements les plus huppés, tous privés, en comptent moins de 10 %.

En 2015, un rapport du Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco) dénonçait sévèrement les effets de cette ségrégation : échec et décrochage, montée des violences, des préjugés, dérives extrémistes, épuisement des enseignants... "Dans certains établissements ghettoïsés, qui comptent parfois plus de 80 % d'élèves issus de familles défavorisées, on s'est longtemps contenté de mettre l'accent sur les moyens. Or, sans mixité sociale, l'argent ne sert à rien", martèle Georges Méric, qui poursuit : "Il est primordial de montrer à ces enfants qu'ils sont des citoyens comme les autres, que la République ne les abandonne pas. Cette opération vise aussi à lutter contre le spectre de la radicalisation, particulièrement inquiétant à Toulouse."

"Des remontées encourageantes"

Un an et demi plus tard, vient l'heure du premier bilan : sur les 132 élèves accueillis en sixième l'année dernière, 127 sont passés en cinquième classique, 5 ont été dirigés vers des sections d'enseignement général et professionnel adapté (Segpa) et des unités localisées pour l'inclusion scolaire (Ulis). "Les remontées que nous avons sont encourageantes tant en termes de niveau que de discipline", se félicite Elisabeth Laporte, directrice académique des services de l'Education nationale (Dasen) de la Haute-Garonne. Seuls quelques incidents seraient à déplorer lors des transports scolaires, dans ces bus affrétés spécialement par le département pour faire la navette entre la Reynerie et chaque établissement "receveur".

Après la récré, un petit groupe d'élèves du collège Pierre-de-Fermat livre ses impressions. "Au début, je trouvais les lieux tellement grands que j'avais peur de me perdre, explique Anass. Mais c'est super beau ici. L'une des salles, avec ses étagères en bois et son mobilier ancien, fait penser au film Harry Potter !" poursuit le garçon de 11 ans. L'acclimatation avec les autres élèves s'est parfois révélée moins facile. "Les Français, ils nous voient trop comme des pauvres et des gens violents. Pour eux, la Reynerie est un quartier de voyous où on vend de la drogue et où on a des problèmes avec la police", confie la volubile Ikram, 12 ans.

"Quand elle dit 'les Français', elle veut dire 'les autres', ceux qui nous font sentir qu'on n'est pas comme eux. Certains ont peur qu'on salisse la réputation du collège", enchaîne sa copine Sophia. Tandis que le discret Wael affiche une moue dubitative. "Moi, franchement, ça va. J'aime bien cet établissement parce qu'il y a un bon niveau, des gens bien élevés. Je voudrais rester jusqu'à la fin du lycée", projette-t-il. Tout comme Anass, qui confie : "Je n'étais pas habitué à avoir autant de devoirs. Mais je pense que c'est mieux. Ma grande soeur qui est allée à Bellefontaine [NDLR : un autre collège du quartier de la Reynerie en voie de fermeture], a eu du mal à rattraper le niveau quand elle est arrivée dans un lycée du centre-ville."

Mouvements de contestation à la Reynerie

L'élaboration du projet ne s'est pas faite sans heurts. "Il est très différent de celui imaginé initialement. On a multiplié les réunions, effectué des modifications en fonction des remontées du terrain", assure Georges Méric, qui reconnaît avoir fait face à de vives inquiétudes et à d'importants mouvements de contestation. Non pas dans les collèges d'accueil mais plutôt du côté de la Reynerie, où des parents, des enseignants, des acteurs du mouvement associatif se sont regroupés en collectif pour mieux faire entendre leurs voix. "Evidemment qu'on est pour la mixité. Mais pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas dans les deux sens ? Pourquoi est-ce à nos enfants de se déplacer et pas aux autres, ceux des beaux quartiers ?" interroge Samira, une mère de famille.

L'année dernière, son fils, au lieu d'intégrer le fameux collège Raymond-Badiou, aurait dû rejoindre un autre établissement situé à Balma, à 35 kilomètres de chez eux. Ce qui signifiait prendre le bus à 7 h 20 et ne rentrer que vers 17 h 45. "Vous imaginez la fatigue pour les gamins ! Et puis je n'aurais pas pu suivre sa scolarité de si près, assister aux réunions de parents ou aux conseils de classe", explique encore Samira. Comme elle, de nombreux parents ont donc demandé et obtenu des dérogations pour inscrire leurs enfants dans des établissements plus proches de leur domicile.

Mixité scolaire Toulouse  ( ne pas réutiliser)

Au collège Raymond-Badiou, l'annonce de la fermeture a parfois été mal vécue par les enseignants et les familles de la Reynerie.

© / christian BELLAVIA / Divergence pour L'Express

Pour une partie des enseignants du collège Raymond-Badiou, l'annonce de la fermeture a aussi été très mal vécue. "On ne choisit pas d'exercer dans ce genre d'endroits par hasard, souligne Pascal Garcelon, professeur de physique et délégué SUD-Education, fidèle au poste depuis 1998. Au fil des années, on avait tissé de vrais liens de confiance avec les familles, développé des projets grâce aux financements alloués aux établissements REP + [réseau d'éducation prioritaire]. Et du jour au lendemain, on balaie tout ça."

Les opposants regrettent la fermeture de ce service public de proximité, "générateur de lien social". Comme Brigitte Touillet, cette enseignante à la retraite qui s'insurge contre les propos "humiliants" et "dénigrants" de certains élus : "Beaucoup de familles ont souffert d'entendre leurs enfants traités de 'bombes à retardement' ou de 'dangers pour la République'. C'est d'une violence incroyable !"

Des ajustements nécessaires

Romuald de Mena, principal du collège Raymond-Badiou, même s'il comprend l'attachement de certains profs de son établissement, défend haut et fort le projet de mixité en cours. "Il faut bien se faire une raison, nous nous heurtions à un plafond de verre au niveau des résultats, à un fort absentéisme, à un effet d'entraînement des élèves qui ne s'autorisaient pas à croire en leurs ambitions", explique-t-il.

Même soutien du côté du Snuipp-FSU, syndicat majoritaire du premier degré. Mais aussi de la FCPE, principale fédération de parents d'élèves, présidée en Haute-Garonne par Muriel Paletou. "Une grande majorité de familles se félicite, comme nous, de cette initiative, affirme cette dernière. Ce n'est pas pour rien que bon nombre d'entre elles tentaient de contourner la carte scolaire ou de se tourner vers le privé. Malheureusement, la parole a été confisquée par certaines associations locales qui craignaient peut-être de perdre les subventions dont elles bénéficiaient jusqu'ici", avance-t-elle.

Fabienne Yron, principale du collège Jean-Rostand, à Balma, évoque aussi des débuts très tendus. Un mercredi de mars 2017, elle organise un goûter d'accueil pour les familles de la Reynerie susceptibles d'inscrire leurs enfants dans son établissement, afin de leur faire visiter les infrastructures et de les rassurer quelques mois avant la rentrée. Le département met à leur disposition un car spécial pour qu'elles puissent venir.

Or, ce même jour, une manifestation de protestation est organisée à la Reynerie. "Une seule mère a osé braver le cortège qui entourait le bus pour y monter avec sa fille. Une autre est venue par ses propres moyens en voiture", soupire Fabienne Yron, qui relativise néanmoins : "Le fait que nous n'ayons eu que 10 élèves inscrits a été finalement un plus, car leur adaptation a pu se faire en douceur."

Plusieurs dispositifs ont été mis en place dans les établissements d'accueil : un module de formation pour les enseignants, un référent mixité chargé d'établir le lien entre l'école élémentaire du quartier et le collège, des effectifs de 25 élèves maximum dans les classes de sixième, une prise en charge pendant la pause méridienne, une opération "devoirs faits"...

Apprendre à se libérer de certains codes

"Au départ, ce soutien scolaire était réservé aux élèves de la Reynerie. Le but était de les encadrer entre 16 et 17 heures pour leur éviter de devoir réviser une fois rentrés chez eux. Mais certains se sont sentis pointés du doigt", relate Fabienne Yron. Aujourd'hui, le dispositif a été élargi à tous les sixièmes et dispatché au milieu des emplois du temps. "Cela a favorisé la cohésion entre tous les élèves", poursuit la principale, persuadée des bienfaits de cette expérience. Notamment pour les jeunes filles qui ont pu apprendre à se libérer de certains codes.

"L'année dernière, deux d'entre elles avaient tendance à éviter les activités sportives pour ne pas avoir à se mettre en tenue. Qui aurait pensé qu'à leur entrée en cinquième elles accepteraient de suivre des cours de gymnastique rythmique et sportive ! Le genre de petite victoire qui vous encourage à continuer", témoigne Fabienne Yron. Cette année, la principale a enregistré 24 nouveaux élèves à l'entrée en sixième. "Plus du double par rapport à l'année dernière. Signe que le bouche-à-oreille fonctionne et que nous gagnons peu à peu la confiance des familles", se réjouit-elle.

Même sentiment au collège Pierre-de-Fermat. "Les parents d'élèves de la Reynerie n'accepteraient pour rien au monde de changer leurs enfants d'établissement aujourd'hui", assure le principal, Patrick Massové. Le discours des élèves de cinquième, qui bénéficient de plus d'un an et demi de recul, diffère de celui de certains de leurs camarades de sixième. "On s'est fait des amis, on rigole ensemble, tout se passe bien", affirme Cherine, 12 ans. "Moi qui suis de nature timide et craintive, je me suis vite adaptée", enchaîne Kouraicha.

De sa voix douce, elle revient sur ses appréhensions initiales : "Contrairement à ce qu'on pourrait croire, j'avais l'impression d'être plus en sécurité à la Reynerie, où tout le monde se connaît. Alors qu'ici, en centre-ville, je me sentais très vulnérable." Elle qui, autrefois, évitait de s'aventurer en dehors de son quartier, fait désormais le trajet en métro. "Beaucoup délaissent le bus spécial au bout de quelques mois. Ce qui prouve que cette expérience les aide à s'ouvrir et à dépasser certaines frontières", analyse la directrice académique de la Haute-Garonne, Elisabeth Laporte.

A la rentrée 2019, ce sera au tour du collège Bellefontaine d'entamer une fermeture progressive. Comme Raymond-Badiou, il sera reconstruit un peu plus loin, pour ouvrir sa nouvelle grille en 2022. Le département concentre également ses efforts sur trois autres établissements toulousains classés REP + (Rosa-Parks, Stendhal et George-Sand), qui bénéficieront de travaux de rénovation. Coût total de l'opération : 53 millions d'euros sur cinq ans.

Pour coller au mieux au nouveau paysage, la carte scolaire sera profondément remaniée. "Mais il faudra attendre que la première classe d'âge qui bénéficie de cette opération arrive en troisième et se confronte au brevet pour avoir un vrai bilan chiffré, reconnaît Elisabeth Laporte. Pour l'instant, nous sommes au milieu du gué..."

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