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Camps de la Bekka : renaître par la musique

 Fawaz Baker, cofondateur de l’école de musique, avec ses jeunes élèves.
Fawaz Baker, cofondateur de l’école de musique, avec ses jeunes élèves. © Florence Quille
Florence Quille

Ces enfants syriens ont enduré la guerre civile, perdu leurs proches, vécu des traumatismes terribles. Mais à Bar Elias, au Liban, de jeunes surdoués retrouvent l’enthousiasme, la joie de vivre et se dépassent grâce à une école de musique ouverte par Action for Hope. Leur énergie est époustouflante : en deux ans, ils deviennent musiciens professionnels et certains entament des tournées dans le pays. Une revanche vitale.

Le soleil se lève à peine sur Beyrouth. Un minibus se fraie un chemin à travers les rues embouteillées de la ville. Ce matin, il prend au passage trois professeurs pour les conduire jusqu’à l’école de musique de Bar Elias, créée en 2015 pour former les enfants syriens. Le trajet est long. Entre une heure et demie et trois heures, selon le trafic. Bar Elias n’est qu’à 50 kilomètres de Beyrouth, mais cette route est le principal accès vers Damas. Depuis le pilonnage de l’aéroport de la capitale syrienne, toutes les marchandises transitent par cette voie. Et les files de camions s’étirent à perte de vue. Passé le col du mont Liban, à 2 000 mètres d’altitude, le minibus descend vers la plaine de la Bekaa, la grande région agricole du pays. C’est ici que vivent la plupart des Syriens ayant fui les combats en 2011. Sur le million de réfugiés recensés au Liban, 350 000 y sont installés.

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Le minibus atteint enfin Bar Elias, ville de 60 000 habitants à 8 kilomètres de la frontière syrienne. L’école est abritée dans une maison de plain-pied. Des locaux modestes : une salle de répétition, deux salles de cours et un petit bureau. Ce matin, pour tromper le froid glacial, les élèves se pressent autour de l’unique poêle à mazout. Les retrouvailles avec les enfants sont joyeuses. Après deux mois d’interruption – en raison de la révolution d’octobre qui a paralysé l’activité et coupé les routes –, tous sont heureux de reprendre enfin les cours. L’équipe d’enseignants se compose majoritairement de réfugiés. Khaled, professeur d’oud (instrument traditionnel à cordes pincées), a quitté la Syrie en 2015 pour s’installer à Beyrouth avec son frère. Il vit de petits boulots et de concerts. Raghad, 28 ans, violoncelliste dans le sud de la Syrie, s’est exilé au Liban afin de gagner un peu d’argent pour sa famille restée au pays. Rami, la trentaine, compositeur réputé en Syrie, vit avec sa femme chanteuse chez des amis musiciens dans la banlieue de Beyrouth. Quant à Saloua, la professeure de chant, elle est palestinienne. Le salaire versé par l’ONG Action for Hope leur permet de subsister, en attendant un hypothétique retour chez eux.

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Aujourd’hui, les élèves participent à une master class de musique d’ensemble avec Fawaz Baker, le cofondateur de l’école. Ancien directeur du conservatoire d’Alep, ce Franco-Syrien a fui la guerre en 2012 et vit aujourd’hui entre le Liban et Paris. Sa rencontre avec l’activiste égyptienne Basma Al-Husseini, à l’Unesco, en 2015, a été déterminante. Fawaz Baker était venu parler du patrimoine immatériel de la Syrie, en particulier des chants anciens transmis de génération en génération et qui sont aujourd’hui menacés de disparition. « Plutôt qu’un discours, j’avais choisi un chant du répertoire traditionnel d’Alep, confie le musicien. Un chant ancien que peu de gens connaissent et que j’aimerais transmettre à mes petits-enfants. Assise dans la salle, Basma Al-Husseini m’a entendu… » Cette figure de la société civile cairote, chassée d’Egypte pour ses idées progressistes, souhaitait créer une école de musique au Liban et cherchait un directeur artistique. Il était tout trouvé ! Restait à réunir les fonds. Basma Al-Husseini entame alors une tournée des sponsors. L’Unesco, le British Council et le Goethe Institut acceptent de financer les salaires des professeurs et l’achat des instruments. Six mois plus tard, l’ONG Action for Hope voit le jour et Fawaz Baker peut enfin lancer les premières auditions.

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L'art est un bien de première nécessité, comme l'aide alimentaire

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Aucun diplôme n’est exigé pour intégrer l’école, une bonne oreille suffit. Mais il y a trois auditions successives : les candidats doivent répéter des phrases rythmiques, chanter des intervalles de notes… Une trentaine d’enfants de 8 à 16 ans passe la barrière des sélections. Majoritairement des réfugiés syriens vivant dans les camps environnants. Mais la classe compte aussi des Palestiniens et quelques enfants libanais. « Je ne filtre pas. Ni par nationalité ni par classe sociale. Encore moins selon le genre. Certes, les filles se heurtent à des réticences plus fortes de la part des familles. Mais elles sont aussi plus déterminées ! explique Fawaz Baker, qui mise sur la musique pour les aider à se construire. L’art est un bien de première nécessité, au même titre que l’aide alimentaire et l’hébergement. Les réfugiés ne sont pas seulement des cohortes de personnes à nourrir et à chauffer. Ils ont besoin de retrouver une dignité humaine, et cela passe par la culture. Dans la société syrienne, la musique a une place prépondérante. Elle est de toutes les fêtes, de tous les événements familiaux. Même les familles pauvres font venir des chanteurs pour les mariages ! » Dans son école, Fawaz Baker réveille cette tradition orale. Aidé d’une dizaine de professeurs, il enseigne la pratique instrumentale et le chant pour faire de ses élèves des passeurs de la musique traditionnelle. Avec un sentiment d’urgence. « Si je ne leur transmets pas ce répertoire oral, il sera définitivement perdu. »

Ce matin-là, lors du cours d’ensemble, les enfants sont assis en cercle autour du professeur et répètent deux chants, rythmés par les percussions. Pas de partition ni de tableau noir. Ici, tout se transmet à l’oreille. « La musique doit s’écouter avec l’oreille et le cœur. Il faut la percevoir dans son corps avant de l’apprendre avec la tête », assène l’enseignant. Le passage à la musique écrite n’intervient qu’ensuite, une fois les morceaux mémorisés. La méthode est efficace et rapide. « En six mois, les élèves sont capables de monter sur scène. Au bout de deux ans, ils peuvent voler de leurs propres ailes. » Les trente premiers sortis de l’école sont devenus des musiciens professionnels. Certains groupes font même des tournées dans tout le pays.

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Ces enfants ont des dons extraordinaires. L’école crée une “possibilité” pour eux

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La motivation des élèves explique en grande partie ces résultats. Retenus après une sélection draconienne (10 % d’admis en moyenne), ils ont bien conscience de jouer leur avenir ici et travaillent dur pour faire de la musique leur métier… Accueillis deux fois par semaine en période scolaire et cinq fois pendant les vacances, ils consacrent au moins une heure par jour à la pratique de leur instrument. « Ces enfants ont des dons extraordinaires. L’école crée une “possibilité” pour eux. C’est l’aventure de leur vie. » Et la perspective d’un métier. Un rêve pour ces enfants de l’exil !

Profitant d’une pause, trois élèves entonnent des chants traditionnels
Profitant d’une pause, trois élèves entonnent des chants traditionnels © Florence Quille

Les plus jeunes n’ont connu que les camps. Chassés de la Syrie par la violence des combats, ils ont suivi leurs parents sur la route de l’exode, en 2011, hantés par les images de violence dont ils ont été témoins. Maison détruite sous leurs yeux, père arrêté ou porté disparu, famille dispersée, traversée de la frontière à pied… Tous ont en commun une histoire douloureuse et un sentiment profond d’insécurité. Regroupés dans des camps ou des abris de fortune, ils tentent de survivre, en aidant leurs parents aux travaux des champs. Oubliés de tous et rejetés par la population locale. Dans ce contexte, l’école de Bar Elias représente une opportunité incroyable. Une oasis de paix où chacun peut s’épanouir au contact des autres et de la musique.

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Grâce à l’apprentissage d’un instrument, ils ont enfin le sentiment d’exister

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Zahra Dahous, la jeune coordinatrice de l’école, réfugiée elle aussi, veille sur ses élèves avec la tendresse d’une grande sœur. Attentive aux coups de blues et aux problèmes de comportement, elle écoute et encourage. « A leur arrivée, ils sont timides et manquent d’estime personnelle, confie-t-elle. C’est difficile de grandir dans un camp, sans aucune perspective d’avenir. Ils ont l’impression de passer à côté de leur vie. Grâce à l’apprentissage d’un instrument, ils ont enfin le sentiment d’exister. »

Une psychologue, Ola El-Khateeb, intervient régulièrement à l’école pour aider les enfants à développer leurs compétences personnelles et reprendre confiance en eux. « L’expérience de la guerre et de l’exil engendre un traumatisme profond. Les élèves vivent avec des images de bombardements et de destruction. Certains ont des angoisses et des troubles du sommeil, explique la psychologue. Ils ont laissé en Syrie une partie de leur famille, leurs amis… Et ont tout à reconstruire. Au sein de l’établissement, ils retrouvent un peu de sécurité, grâce aux relations très fortes nouées entre eux. Leur projet professionnel les aide à regagner un peu d’espoir. » Mais parfois la musique ne suffit pas. Lorsque le traumatisme est trop profond, Ola El-Khateeb doit passer le relais à une ONG spécialisée dans le suivi des enfants. Ce fut le cas l’an dernier pour un garçon de 10 ans qui avait vu son père assassiné sous ses yeux. Mutique et empli de colère, il n’est pas parvenu à s’intégrer à l’école.

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Ces jeunes qui vivent dans l'ombre des camps se retrouvent soudain applaudis par le public

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Ces échecs sont rares. A Bar Elias, la musique fait des miracles. Portés par le plaisir de jouer ensemble, les écoliers s’épanouissent de jour en jour. « Le cap le plus symbolique est celui du premier concert, note Zahra Dahous. Après six mois de cours, les élèves se produisent sur scène à Beyrouth, dans une vraie salle de spectacle. C’est pour eux une révélation : ces jeunes qui vivent dans l’ombre des camps, invisibles au reste du monde, se retrouvent tout à coup sous les feux des projecteurs et applaudis par le public. Reconnus pour leurs talents de musiciens, ils rayonnent. »

Elein, une jolie brunette de 14 ans, a encore le regard qui pétille au souvenir de ce concert. Après avoir entendu un récital de violoncelle sur YouTube, cette jeune réfugiée a eu un coup de cœur pour l’instrument. Elle a dû se battre pour intégrer l’école. Elein habite en effet le camp Al-Rahma, un camp islamiste où sont rassemblées les veuves avec enfants. Dirigé par un fondamentaliste, Al-Rahma impose aux femmes la loi rigoureuse de l’islam traditionnel, bannissant tous les plaisirs impies, a fortiori la musique. Bravant l’interdit, Elein s’est inscrite à Bar Elias et a attendu la tombée de la nuit pour introduire son violoncelle dans le camp… Devant ces difficultés, Maïs, sa petite sœur, a opté pour la clarinette, plus facile à cacher dans son sac. Aujourd’hui, la situation est un peu normalisée, mais de longs pourparlers avec le directeur de l’école ont été nécessaires.

Hida, 14 ans, répète ses morceaux de bouzouk dans la tente familiale. Son rêve : rejoindre un orchestre professionnel.
Hida, 14 ans, répète ses morceaux de bouzouk dans la tente familiale. Son rêve : rejoindre un orchestre professionnel. © Florence Quille

L’opposition ne vient pas toujours des chefs religieux. Parfois, ce sont les pères eux-mêmes qui font obstruction. A l’instar de Kateb, le père d’Hida, adolescente de 14 ans en jean et chemise à carreaux, joueuse de bouzouk. Ce maçon de 49 ans a fui la région de Homs en 2012, avec femme et enfants, pour se réfugier dans la Bekaa. « Les miliciens nous ont chassés de nos maisons et nous ont ordonné de partir. On avait vingt-quatre heures pour quitter les lieux et passer le check point avant les bombardements. On a tout laissé sur place et franchi la frontière à travers les montagnes. » Depuis, le couple a eu deux autres enfants, nés dans le camp de Yumna Jabari où vivent 215 familles. Dans leur tente chauffée par un petit poêle à mazout, ils nous accueillent avec une infusion de camomille cueillie dans les montagnes. Au loin, un haut-parleur annonce la distribution de pain : 1 kilo par famille et par jour. L’ambiance est chaleureuse mais la position de Kateb est bien arrêtée : pas question que sa fille devienne musicienne professionnelle et arpente les scènes de music-hall ou les dancings. « Je suis très content qu’elle pratique la musique, si c’est son désir. Mais cela doit rester un hobby, assène-t-il. Si c’était un garçon, pourquoi pas ? Mais une fille, ce n’est pas dans nos traditions. » Sa femme opine du chef, mais intervient peu dans la conversation. On la sent pourtant moins catégorique. « De la musique classique ou de l’opéra, à la rigueur. Si elle a le talent pour cela », risque-t-elle. Fawaz Baker ne désespère pas de les convaincre : « L’argument économique laisse rarement insensible. En un seul concert, leur fille pourra toucher un cachet de 50 dollars, soit la moitié de ce qu’ils reçoivent chaque mois du Haut-Commissariat aux réfugiés. »

La situation des Syriens s’est beaucoup dégradée ces derniers mois. Les vagues successives d’immigration ont fait exploser le nombre de réfugiés. Au Liban, leur nombre atteint 1 million pour 4 millions de Libanais. Et dans la Bekaa, région frontalière avec la Syrie, on compte plus de réfugiés que de résidents. D’où des réactions de rejet qui les cantonnent un peu plus dans leurs camps, sans possibilité de se déplacer ni de travailler. Dans ce contexte, les rémunérations des concerts peuvent apparaître comme une planche de salut. Hida se raccroche à cet espoir. Elle laisse ses parents égrener les risques du métier pour une jeune fille de famille traditionnelle… Mais compte bien tracer sa route, avec son bouzouk et ses rêves de musicienne. Elève dans la promotion précédente, Heba a montré la voie. Cette jeune violoncelliste originaire de Damas a fui la Syrie à l’âge de 10 ans avec toute sa famille. Petite, elle s’imaginait devenir médecin, mais la guerre a changé ses projets. Finalement, la musique sera son métier. Son père, joueur d’oud professionnel, l’a soutenue dans ce choix.

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Après deux années passées à l’école de Bar Elias, elle a constitué un groupe de sept interprètes et tourne aujourd’hui dans tout le Liban. « Grâce à mes cachets et quelques cours particuliers, je suis autonome financièrement », clame-t-elle avec une pointe de fierté. Heba s’offre même le luxe de refuser certains contrats. « Je ne veux pas jouer dans les mariages. Ce que j’aime, ce sont les vrais concerts sur scène. » L’an dernier, Heba a été invitée à un festival de musique en Norvège, mais n’a pu obtenir le visa nécessaire. Assignée à résidence au Liban, la jeune femme ne désespère pas. Un jour, c’est sûr, elle s’envolera pour l’Europe et entamera une carrière internationale. 

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