Mélina Boughedir avait été condamnée à sept mois de prison en première instance.

Mélina Boughedir avec son dernier-né dans le box du tribunal de Bagdad, en février 2018.

AFP

Quoi qu'on en dise en haut lieu, ces fantômes-là hantent les couloirs de l'Elysée, du Quai d'Orsay ou de la Place Beauvau. Et ils troublent les nuits des stratèges de l'antiterrorisme. A Paris, on donnerait cher pour que les ressortissants français - hommes, femmes et enfants - attirés en Irak et en Syrie par les sirènes de l'Etat islamique (EI), puis arrêtés sur place à l'heure de la débâcle du "califat", s'évaporent à jamais. Vaine illusion, comme l'atteste la sentence infligée par un tribunal de Bagdad, le 3 juin, à Mélina Boughedir, condamnée à la détention à perpétuité - verdict assorti d'une peine de sûreté de 20 ans - pour appartenance à l'EI. Un cas parmi d'autres...

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Une protection consulaire "de haut niveau"

Combien ? Mystère. A compter de l'année 2012, plus de 2000 concitoyens ont rallié les enclaves de l'EI. Il en resterait un demi-millier, mineurs compris, captifs ou en fuite. Au sein de cette cohorte figureraient une centaine de Français, majoritairement de sexe féminin, emprisonnés dans l'extrême-nord de la Syrie, région que contrôlent pour l'essentiel des milices kurdo-arabes hostiles au régime de Damas et épaulées - avec une ferveur aléatoire - par l'Occident. Côté irakien, le contingent s'avère bien moins fourni : de 2 à 18 "volontaires" venus de l'Hexagone, selon les sources. "A notre connaissance, précise un initié, pas d'autres cas que ceux de Mélina Boughedir et de Djamila Boutoutaou", condamnée elle aussi à la prison à vie en avril dernier. Mais il est vrai que la protection consulaire ne s'exerce qu'auprès des détenu(e)s qui la sollicitent. Protection "de haut niveau" s'agissant de la première nommée, compte tenu notamment de la présence à ses côtés de quatre jeunes enfants, dont trois rapatriés en décembre 2017, avec son consentement. L'ambassade de France à Bagdad a ainsi assuré neuf visites depuis juillet, plaidé en faveur d'un report de l'audience d'un mois et facilité la venue de ses avocats français, à qui elle a fourni un interprète. Au risque d'ailleurs de déchaîner sur les réseaux sociaux une bordée d'anathèmes...

La jihadiste française Djamila Boutoutaou, lors de son procès à Bagdad, le 17 avril 2018 en Irak

La djhadiste française Djamila Boutoutaou, lors de son procès à Bagdad (Irak), le 17 avril 2018.

© / A. KARIM/AFP.COM

Pour les deux femmes citées ici, la donne paraît simple. Etat réputé souverain, l'ancienne Mésopotamie dispose d'un système judiciaire opérationnel, si imparfait soit-il. Et Paris s'en tient au dogme de la compétence géographique : tout crime ou délit commis sur le territoire d'un pays donné a vocation à être jugé in situ. D'où la hâte des officiels de la Macronie, désireux d'entraver le retour au pays des soldats perdus du califat, à saluer la "légitimité" des cours locales et à affirmer la "confiance" qu'elles leur inspirent. La France, insiste le Quai, "respecte la souveraineté des juridictions irakiennes" ; pourvu que celles-ci garantissent aux prévenus des "procès équitables" et s'abstiennent de requérir, de prononcer et a fortiori d'exécuter d'éventuelles peines capitales par pendaison, châtiment dont est passible tout ex-membre de la nébuleuse EI, combattant ou pas. Position de principe réitérée en février par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, lors d'un passage à Bagdad.

Une justice expéditive

Reste à savoir si lesdites juridictions sont dignes d'un tel respect. Enquêtes à charge, aveux parfois extorqués sous la contrainte, audiences à la chaîne, bâclées en moins d'une demi-heure chrono, avocats souvent commis d'office... autant de carences dénoncées par le Haut-Commissariat aux droits de l'Homme de l'ONU comme par l'ONG internationale Human Rights Watch, rançons des tourments d'un pays meurtri, traumatisé par l'abjecte tyrannie qu'imposèrent en leurs fiefs les porte-flingues d'Abou Bakr al-Baghdadi et avide de vengeance. En 2018, près de 300 femmes - dont une centaine d'étrangères, originaires de la Turquie ou du Caucase pour la plupart- ont ainsi été condamnées à mort ou à la prison à vie. "Dans les trois quarts des pays avec lesquels nous traitons, admet-on dans l'entourage de Le Drian, la norme judiciaire est en deçà de nos standards..." Constat d'autant plus imparable que, en Irak comme ailleurs, la galaxie judiciaire reste perméable aux injonctions d'acteurs politiques enclins à faire assaut de fermeté et à rivaliser d'intransigeance.

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Point d'angélisme. Il ne s'agit pas ici d'invoquer l'erreur judiciaire chronique. L'argumentaire en défense choisi par les captives de Bagdad - la pauvre épouse dupée par un mari violent et manipulateur, qui menace de lui arracher sa progéniture en cas de rébellion - semble trop stéréotypé pour n'être pas suspect. "Au long des dix mois écoulés, avance un témoin privilégié, Mélina Boughedir n'avait jamais renié son adhésion aux thèses de l'EI. Et elle avait pris soin d'effacer diverses données de son téléphone portable." Quant à son mari Maximilien Thibaut, donné pour mort, tout porte à croire qu'il n'était pas, comme elle le suggère, un "simple cuisinier". De fait, une famille ne débarque pas à l'automne 2015 à Raqqa, bastion syrien du pseudo-califat, par inadvertance. Et ne s'établit pas ensuite à Mossoul, berceau irakien de l'EI, sur un malentendu.

Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian rencontre son homologue irakien Ibrahim al-Jaafari à Bagdad le 12 février 2018

Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian rencontre son homologue irakien Ibrahim al-Jaafari à Bagdad, le 12 février 2018.

© / STRINGER/AFP.COM

Un transfèrement improbable

Pour autant, Jean-Yves Le Drian était-il fondé à la dépeindre, peu avant son procès expéditif, et au risque du syllogisme, sous les traits d' "une terroriste de L'EI qui a combattu contre l'Irak" ? Que sait exactement le ministre de ses agissements ? Certes, le tribunal bagdadi n'avait nul besoin de cette intrusion pour rester fidèle à sa sévérité coutumière. Difficile néanmoins de ne pas y voir une entorse au principe si volontiers affiché d'attachement à "la souveraineté des juridictions irakiennes" et au "déroulement indépendant des procédures".

Une certitude : après épuisement des voies de recours - les conseils de Mélina Boughedir ont décidé d'interjeter appel -, tout condamné français peut solliciter un transfèrement dans son pays d'origine, afin d'y accomplir une partie au moins de la peine infligée. Ce qui suppose l'accord des autorités irakiennes, puis l'aval de Paris. "En la matière, précise un expert, le ministère de la Justice statue au cas par cas." On notera au passage que l'intéressée est visée, ici, par une information judiciaire ouverte le 2 août 2016 pour "association de malfaiteurs terroristes criminelle". A la fin d'avril, elle a d'ailleurs confié au quotidien Le Figaro avoir été interrogée à deux reprises par des policiers français dans sa cellule de Bagdad.

Le fardeau des Kurdes

Côté syrien, l'imbroglio s'avère plus touffu encore. Au regard du droit international, le Rojava, région autonome kurde instaurée de facto dans le nord-est du pays, est une fiction. "Impossible d'y étendre l'exercice de la protection consulaire, souligne-t-on au Quai d'Orsay. D'autant que, depuis la rupture des relations diplomatiques [en mars 2012], nous n'avons plus d'ambassade à Damas, où nos intérêts sont représentés par la Roumanie." Tout juste envisage-t-on l'envoi, le moment venu, d'une mission mandatée pour oeuvrer au profit des mineurs. Certes, en 2017, le petit tribunal antiterroriste de Qamichli a jugé environ 800 membres présumés de l'EI, tous de nationalités syriennes. Mais ses magistrats eux-mêmes en conviennent : leur juridiction n'est pas "taillée" pour traiter les dossiers de djihadistes étrangers arrêtés par les Forces démocratiques syriennes. Pour les cadres de cette coalition kurdo-arabe, les détenus venus d'ailleurs constituent un casse-tête juridique, logistique et politique. Les juger en vertu de quelle loi, pour les interner dans quelle prison ?

Un membre de la milice kurde syrienne des YPG, lors d'une manifestation le 21 janvier 2018 avec des Kurdes de Syrie dans la localité d'Amouda (nord-est) contre une offensive de l'armée turque visant les forces kurdes dans la ville syrienne d'Afrine

Un membre de la milice kurde syrienne des YPG, le 21 janvier 2018, dans la localité d'Amouda (nord-est), lors d'une manifestation avec des Kurdes de Syrie contre une offensive de l'armée turque, visant les forces kurdes dans la ville syrienne d'Afrine.

© / D. SOULEIMAN/AFP.COM

Des mines d'informations

"La France, tranchait en janvier dernier la garde des Sceaux Nicole Belloubet, n'ira pas les chercher." Sans doute y aurait-elle pourtant intérêt. C'est que les Kurdes gardent à l'ombre quelques figures de proue du djihadisme bleu-blanc-rouge. Tels Romain Garnier, Thomas Barnouin, ou, chez les femmes, la propagandiste Emilie König, flanquée de ses trois enfants. Nul doute que ces "convertis" aguerris pourraient constituer des mines d'informations pour les services de renseignement, qu'il s'agisse du mode de fonctionnement de l'EI, de son organigramme, des exactions perpétrées sous son joug, voire de l'orchestration des carnages terroristes de 2015. Une autre hypothèque flotte sur la tête de ces prisonniers : qu'adviendra-t-il si les troupes de Bachar el-Assad parviennent, avec le concours de leurs parrains russe et iranien, à reconquérir le septentrion perdu, placé par ailleurs sous la menace turque ? Pourvu de telles monnaies d'échange, le clan alaouite pourrait tenter de les muer en instruments de chantage. A minima à des fins de propagande. Dans son indispensable blog -Un si Proche Orient-, Jean-Pierre Filiu évoque un péril bien plus brûlant encore: selon le quotidien britannique The Daily Telegraph, souligne l'universitaire, les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) auraient procédé récemment avec l'EI à trois échanges de prisonniers. Parmi eux, des volontaires européens du djihad global, français et allemands notamment. "Le scénario du pire, écrit Filiu, serait ainsi avéré: abandonnés par la France à l'arbitraire des milices kurdes, des djihadistes français pourraient ainsi redevenir actifs au sein de Daech."

Le sort de ces "revenants" que Paris aimerait ne jamais voir revenir rappelle immanquablement une pièce en trois actes d'Eugène Ionesco, joyau de la comédie de l'absurde : Amédée ou Comment s'en débarrasser. Oeuvre créée le 10 avril 1954, à Paris, au théâtre de... Babylone.

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