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Yseult : les angles morts de la nouvelle égérie progressiste
BERTRAND GUAY / AFP

Yseult : les angles morts de la nouvelle égérie progressiste

Chanson dure

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Sans minimiser les difficultés que la révélation féminine des dernières Victoires de la musique a pu rencontrer, il n'est pas interdit de demander d'où parle Yseult. Ni de souligner que son militantisme, communautaire et fondé sur la sacro-sainte subjectivité, tolère des angles morts assez fâcheux eu égard aux principes de la "déconstruction".

"Le chemin est long en tant que femme noire, le chemin est long en tant que femme grosse, en tant que femme oubliée de la société, oubliée de la culture." Au moment de recevoir sa récompense de révélation féminine de l'année samedi 13 février, lors de la 36ème cérémonie des Victoires de la musique, la chanteuse Yseult se lance, sans surprise, dans un discours engagé. La jeune artiste se vit en effet comme l'un des porte-étendard de la lutte contre les discriminations. "Le chemin est long et sinueux, mais on va y arriver. Ça mettra dix ans, ça mettra quinze ans, on ne veut pas nous laisser prendre l'ascenseur, il n'y a pas de souci, on est endurant, on va prendre les escaliers", continue-t-elle.

S'adressant à ses amis présents dans le public clairsemé, eux aussi "racisés", elle conclut : "C'était important de faire cette victoire avec vous, d'être avec des personnes qui me ressemblent, qui sont comme moi, qui m'entendent et qui me comprennent, qui comprennent ma colère. Ma colère qui est légitime, notre colère est légitime, et j'aimerais que ce soir toute la France l'entende." Que défend donc Yseult ? Épaulée par ses "sœurs" Adèle Haenel, Assa Traoré et Aïssa Maïga, la chanteuse reprend à son compte le vocabulaire et les notions utilisés par le mouvement intersectionnel. Yseult est "woke", éveillée aux enjeux d'une société qui opprimerait systématiquement ses minorités.

Rodage

Là où d'autres militantes s'appuient sur un bagage théorique riche et cohérent, la chanteuse est encore, de son propre aveu, en période de rodage. Ça se voit. Morceaux choisis de ce bingo progressiste : "Ma couleur de peau est politique, mes cheveux sont politiques, mon corps est politique, je n’ai donc pas le choix" - Gala le 23 janvier. "On dit 'minorités', mais en fait on est beaucoup. Je pense que même le mot minorités... On est minoritaire, mini, ça c'est vraiment quelque chose qui aujourd'hui me pique et m'intrigue beaucoup (...). Je pense qu'on devrait trouver un autre mot" - "6 à la maison", le 25 novembre 2020. "Aujourd'hui je crois en la sororité, et je crois qu'il faut qu'on s'organise et qu'on aille en urgence dans une convergence des luttes, et qu'on crée une sorte de synergie pour tout péter" - "Clique", le 7 février dernier.

Si on pardonnera volontiers cette candeur à une chanteuse dont le débat d'idées n'est pas le métier, la sortie d'Yseult aux Victoires de la musique, même pour un spectateur n'ignorant rien de la réalité des phénomènes racistes, sexistes et discriminants, mérite tout de même qu'on s'y attarde. Notamment compte tenu de ses états de service : ancienne finaliste de la Nouvelle Star signée chez Universal, fondatrice de son propre label après le four de son premier album, compositrice pour Jenifer et Chimène Badi, première partie d'Angèle et, finalement, lauréate à 26 ans d'une première Victoire de la musique. On a vu pire chemin de croix. Si bien que, sans minimiser les difficultés qu'elle a pu rencontrer, il n'est pas interdit de demander d'où parle la camarade Yseult. Ni de souligner que son militantisme dans l'ère du temps, communautaire et fondé sur la sacro-sainte subjectivité, tolère des angles morts assez fâcheux eu égard aux principes de la "déconstruction".

Singularité

Force est de constater qu'il existe une disjonction entre le discours victimaire qui jalonne la carrière d'Yseult d'une part, et son succès au sein de l'industrie musicale d'autre part. Industrie à ce point oppressive et raciste qu'elle a nommé - peut-être pour se donner bonne conscience - trois femmes noires aux Victoires de la musique : Aya Nakamura, Lous and the Yakuza et Yseult. On nous rétorquera que Nakamura et Lous sont les exceptions, qu'Yseult a raison de s'engager en faveur de ceux que le racisme et le sexisme priveraient de carrière. Certes, mais à l'heure où le récit de soi et la mise en scène de sa singularité sont devenus des dimensions incontournables de la communication d'un artiste, c'est bien de sa personne dont parle constamment Yseult.

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Dès 2015, cette dernière imputait sa défaite en finale du télé-crochet Nouvelle Star à la société, plutôt qu'au talent de son adversaire ou à ses propres défauts : "On n'accepte pas encore les différences des gens. Malheureusement, je suis noire, malheureusement, je suis très forte corporellement", expliquait-elle. Cinq ans plus tard, ces questions identitaires agitaient toujours Yseult. Interrogée dans l'émission de France 5 6 à la maison, elle expliquait : "Je pense que quand on est unique - parce que je n'ai plus envie de dire qu'on est différent -, ça gêne, ça intrigue, ça provoque, ça excite. C'est vrai que si je dois parler en tant que femme noire, en tant que femme grosse, c'est difficile de faire abstraction de tout ça, parce qu'on est noire et on est grosse et on est unique du lundi au lundi."

Mais est-ce encore la société qui impose ce regard sur elle-même à Yseult, ou est-ce Yseult qui se présente au monde à travers ce prisme ? On l'a vu, le discours de la chanteuse manque de cohérence, et il est difficile de trancher la question en se fondant sur ses déclarations. Le 7 févier sur Canal +, elle affirmait tantôt qu'il fallait "qu'on arrête de parler de nous comme des victimes", tantôt "qu'on arrête de s'acharner sur nous, et qu'on arrête de nous chier dessus". "On demande du respect, on demande surtout de l'empathie", insistait-elle.

Que la chanteuse ait souffert du regard des autres, comme tant et tant d'adolescents, est une première chose. Qu'Yseult ait subi le racisme, la grossophobie et le sexisme, c'en est une deuxième. C'est à elle de le dire, de la manière la plus circonstanciée possible, étant donnée la gravité des faits. Il y a toutefois une troisième dimension dans ses propos, directement déduite des deux précédentes : l'idée, pourtant démentie par l'expérience, selon laquelle "on ne v[oudrait] pas nous laisser prendre l'ascenseur" - comprendre : parce que "nous" sommes femmes, noires ou grosses.

Fierté

C'est ainsi que le décalage entre le parcours d'Yseult et le discours "woke" qu'elle porte maladroitement se révèle cruellement : alors qu'il n'y a de vérité que celle du "je" aux yeux de certains militants, la jeune femme, bien qu'elle se décrive en "oubliée de la culture", n'a pas vraiment de quoi se plaindre personnellement en terme d'intégration sociale. Ce qui ne l'empêche pas de le faire, comme dans Clique, le 7 février dernier : "Je ne vais pas bien. Je ne me sens pas bien parce que j'ai l'impression d'être une sorte de vieille âme, et d'être une personne qui est hypersensible et consciente de tout ce qui se passe, des maux de notre société, de l'univers, de tout, et que pour une personne comme moi c'est hyper compliqué de me contrôler émotionnellement (...)", se lamentait-elle lors d'un long monologue.

Au-delà de ces belles envolées, il y a bien sûr une forme de marketing communautaire, venant d'une artiste pour qui chanter ne suffit plus : comme Beyoncé, il faut devenir une icône. "I'm fucking black, fat, beautiful, and I'm confident, and I'm proud of it, bitch !", lançait-elle ainsi le 5 février dernier dans la "boîte à questions" de Canal +. A Gala, elle déclarait : "Mon objectif, en toute humilité, est de tenter de créer de nouvelles références pour ma communauté. Dans l’art, comme dans tout le milieu culturel d’ailleurs, les noirs sont toujours représentés de la même manière."

Yseult n'échappe pas d'ailleurs à quelques contradictions sur ce sujet : alors qu'une bonne partie de son œuvre parle de son identité et des traumatismes qui y sont liés, elle refuse catégoriquement cette grille de lecture. Oui, son EP s'appelle Noir, oui, sa pochette montre "ses trois bourrelets" - dixit l'intéressée – en gros plan, oui le refrain de la chanson éponyme est "noire et fière de l'être, ça c'est toute ma life", et oui, son clip montre un homme noir tenant dans ses bras un enfant noir, mais non, il ne faut y voir aucun message : "Moi j'en ai marre qu'on voit comme un symbole le fait de mettre plusieurs danseurs noirs. Pour moi ce n'est pas un symbole, c'est normal. J'ai pas fait ce clip en mode 'vous allez voir' (...)", assurait-elle dans Clique en novembre 2019.

On pourrait applaudir ces propos universalistes, s'ils n'étaient pas totalement contradictoires avec le reste de la démarche d'Yseult. "Moi je veux que les gens le voient comme ça, parce que quand c'est le contraire, il n'y a pas le délire de : 'Alors du coup c'est un homme blanc avec un enfant blanc. C'est un statement ce qui se passe.' On aura jamais ce genre de question", avance la jeune femme. On se demande tout de même comment les médias accueilleraient un artiste chantant "blanc et fier de l'être, ça c'est toute ma life".

Privilèges

Loin d'envisager qu'elle ait pu bénéficier d'un effet pervers de rattrapage dans l'industrie audiovisuelle et musicale, Yseult brandit sans cesse son CV d'opprimée (et fière de l'être, donc) : "Moi j'avoue que dans ma carrière - maintenant ça va faire huit ans - on m'a toujours reproché quelque chose, c'est mon culot. (...) Autour de moi, on ne comprenait pas pourquoi j'avais cette aigreur, cette rage, cette frustration. Dans mon combat, on est tous sur la ligne de départ, mais dans notre parcours, il y a des embûches. Moi y'a du béton, y'a de l'eau, y'a des trous, et pour d'autres, il n'y a pas tout ça", se plaignait-t-elle déjà dans 6 à la maison. Rappelons au passage que certains, aussi talentueux qu'Yseult, passent une vie à chanter sans percer.

"Je pense qu'il faut aussi reconnaître ses privilèges, et au-delà de ses privilèges, faut aussi aider ceux qui n'ont pas les mêmes privilèges", concluait Yseult, reprenant à son compte une notion selon laquelle ceux qui bénéficient d'une situation normale dans un Etat de droit - ne pas subir de discrimination en raison de son sexe ou de sa couleur de peau - jouiraient d'un avantage indu. On pourrait toutefois inviter la chanteuse à faire son propre examen de conscience, en la renvoyant au point aveugle de l'immense majorité de ses prises de parole publique : les inégalités économiques. Eh oui, revoilà la lutte des classes. Et Yseult se classe indéniablement du côté des dominés.

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Fille d'un cadre supérieur chez Land Rover, Yseult a passé sa scolarité dans le privé, à Agen. "Matériellement, je n’ai pas à me plaindre, mon père gagnait beaucoup d’argent. On changeait de voiture tous les deux jours, on me conduisait à la maternelle en Mercedes. Ma mère s’achetait des sacs griffés", racontait-elle en 2015 dans un entretien au magazine suisse Femina. Une enfance plus que confortable, marqué par des voyages en Jamaïque, aux Etats-Unis, en Indonésie, ou encore à Cuba.

En 2019, lors de son premier passage dans l'émission Clique de Canal +, elle affirmait : "Qu'on soit ou pas dans la musique, on court après les thunes. C'est tellement fatiguant. Payer son loyer, on a des enfants, faut les nourrir, faut les machin et tout. Moi y'a que aujourd'hui, depuis que j'ai 25 ans, que je me dis : 'Mince, donc ma mère elle a vécu tout ça ? Mon père, c'était pour ça ?'" Certains n'attendent pas 25 pour prendre conscience de ces réalités sociales, mais ceux-là ne semblent pas prioritaires aux yeux d'Yseult.

"La discrimination est partout et touche tout le monde, que l’on soit une femme noire ou blanche, que l'on soit trans, bi, gay, lesbienne, etc.", professait Yseult dans Gala dernier. Les pauvres, eux, brillent par leur absence, y compris lorsque la chanteuse explique "qu’il faut tendre vers une convergence des luttes", "que l’on s’allie tous et toutes afin de combattre notre ennemi qui au final nous est commun, celui que je nommerais l’intolérant". Profiteurs et exploiteurs peuvent donc dormir tranquilles.

Il faut éplucher le fil Twitter d'Yseult pour trouver, à l'égard des pauvres, une once de "l'empathie" qu'elle réclamait pour elle-même à corps et à cri sur le plateau de Clique le 7 février. En quelques mois, on le trouve sur une seule mention, qui remonte au 30 janvier de cette année. "Je pense à ceux et celles qui n’arrive pas à s’en sortir financièrement durant cette période qui est extrêmement difficile sincèrement je pense très très très très très fort à vous courage et force", écrivait-elle. Il n'est jamais trop tard pour s'y mettre.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne