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Aretha Franklin : un parcours personnel et musical extraordinaire et irrégulier

Archives. Notre chroniqueur musical Thomas Sotinel proposait en 1993 un portrait d’Aretha Franklin, retraçant un parcours personnel et musical à la fois extraordinaire et irrégulier.

Le Monde

Publié le 16 août 2018 à 16h11, modifié le 16 août 2018 à 19h05

Temps de Lecture 10 min.

La dame de la soul est morte à 76 ans le 16 août. Notre chroniqueur et critique Thomas Sotinel publiait en 1993 un grand portrait de la chanteuse.

Lire le portrait : Article réservé à nos abonnés La soul perd sa dame, Aretha Franklin

22 avril 1993. Les premiers enregistrements d’Aretha Franklin pour le label Atlantic datent de 1967. Jusqu’au début des années 1970, la chanteuse tint une place sans égale dans la musique noire, redéfinissant la soul music comme personne ne l’avait fait depuis Ray Charles. La parution de Queen of Soul, imposante compilation, permet de mesurer le génie et le mystère d’une musicienne incomparable. Descendante à la fois de Mahalia Jackson et de Bessie Smith, chanteuse de gospel et de rhythm’n’blues, pianiste, auteure, Aretha Franklin se définit à la fois par la multitude de ses talents et l’évidence de ses faiblesses.

Le 28 avril 1993, Aretha Franklin, lors du concert « Aretha Franklin: Duets », à New York, aux côtés de Gloria Estefan, Rod Stewart, Bonnie Raitt ainsi que des acteurs Dustin Hoffman et Robert De Niro.

Au commencement était le gospel. Aretha Franklin est la fille du révérend Cecil L. Franklin, pasteur de la New Bethel Baptist Church de Detroit. Né dans le Mississippi, le révérend avait commencé sa carrière dans le Sud et Aretha vit le jour à Memphis, Tennessee, en 1942. En 1946, la famille Franklin arrivait à Detroit, où C. L. Franklin devenait une star du gospel, un prêcheur hors pair, qui enregistrait ses sermons sur le label de Chuck Berry et Howlin’Wolf et réussissait même à se faire arrêter pour détention de marijuana. En 1948, Mrs. Franklin quittait le domicile conjugal et ses cinq enfants, elle devait mourir quelques années plus tard.

Le révérend tournait dans tous les Etats-Unis, d’église en église, souvent en compagnie des Clara Ward Singers, le groupe de la formidable miss Clara Ward, qui révéla, entre autres, Marion Williams. Quand ses trois filles – Aretha, Erma et Carolyn – furent assez vieilles (douze ans), elles furent promues au rang de première partie. Cette éducation vaut bien celle de Judy Garland ou de Charlie Chaplin.

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Le gospel se joue la plupart du temps des frontières entre sacré et profane. On peut y voir un signe de la puissance de Mammon : miss Clara Ward finit sa carrière à Las Vegas, et, de Detroit à Los Angeles, les agents artistiques ne vont à la messe que pour découvrir un nouveau Sam Cooke, une nouvelle Ruth Browne. Mais cette ambivalence est plus noble. La musique est au centre de l’expérience religieuse des Noirs baptistes des Etats-Unis. Les grands prêcheurs sont de grands musiciens, des maîtres du silence et du cri, des virtuoses du crescendo. Entre le sermon et le chant, la continuité est évidente. Le rythme, la voix sont l’essence de cette communion, la source d’une joie dont les manifestations n’ont rien d’intérieur. Cette dévotion totale à la musique peut se séculariser sans rien perdre de son intensité. A moins qu’on s’y oppose par principe.

Son père, le révérend Franklin, recevait les grands du gospel

Heureusement, le révérend Franklin n’était pas homme à se laisser arrêter par ce genre de détail. Chez lui, à Detroit, il recevait les grands du gospel, mais aussi Sam Cooke ou Dinah Washington, qui complétèrent la culture musicale d’Aretha Franklin. Il faut croire que le reste de son éducation s’était fait rapidement puisque, à 17 ans, elle était mère de deux enfants. Trois ans plus tard, elle signait un contrat d’enregistrement avec la firme Columbia grâce à John Hammond. Celui-ci s’était consacré à la rude tâche de faire découvrir à l’Amérique ce qui se trouvait sous son nez. Il avait commencé par Billie Hollyday, poursuivi avec Big Bill Broonzy, Pete Seeger ou Bob Dylan, pour finir par Bruce Springsteen. Aretha Franklin restera parmi les rares échecs de la remarquable carrière de Hammond : Columbia fut incapable de tirer parti de ses talents, et la douzaine d’albums enregistrés entre 1961 et 1967 ne parvinrent qu’à établir l’immense potentiel de la chanteuse sans jamais le réaliser, s’égarant entre variétés et jazz. En 1964, Aretha déclarait au magazine Ebony :

« Ils savent et savent que je sais qu’ils n’ont pas mis tout leur poids derrière moi comme ils l’ont fait pour Barbra Streisand. »

Jerry Wexler réussit à persuader Aretha Franklin de signer avec Atlantic

En 1966, Jerry Wexler réussit à persuader Aretha Franklin de signer avec Atlantic, le label de quelques-unes des idoles de la jeune femme – Ruth Brown, la mère du rhythm’n’blues moderne, et surtout de Ray Charles, homme de gospel s’il en fut. Parmi les textes présentés dans le livret qui accompagne Queen of Soul, on trouvera le chapitre des mémoires de Wexler consacré à Aretha Franklin. Le livre n’étant pas encore paru, ce texte justifie presque l’achat du coffret.

En 1966, Jerry Wexler, juif new-yorkais, allait sur ses cinquante ans. Journaliste, il avait été renvoyé de Billboard, l’hebdomadaire professionnel de la musique, pour avoir refusé de compiler un dossier sur les affinités communistes des Weavers, le groupe de Pete Seeger. Embauché en 1953 par Ahmet Ertegun, le fondateur d’Atlantic, Wexler avait produit quelques-uns des plus grands succès des Drifters et de Solomon Burke. Au début des années 1960, il avait conclu un accord de distribution avec Stax, le label de Memphis. Otis Redding, Sam and Dave, Wilson Pickett avaient fait souffler le vent du Sud sur Atlantic, redéfinissant le son du label.

Dans un premier temps, Jerry Wexler propose à Jim Stewart, le fondateur de Stax, de produire Aretha. Devant le refus de Stewart, Wexler décide d’emmener son artiste à Muscle Shoals, petite ville de l’Alabama où Rick Hall, un ancien musicien de country reconverti dans le rhythm’n’blues, a ouvert un studio. La section rythmique de Muscle Shoals a enregistré les plus grands succès de Wilson Pickett et vaut presque les MG’s de Booker T qui accompagnent Otis Redding.

Un nouveau génie

Le récit de la première session d’enregistrement d’Aretha Franklin est une petite épopée. Dès la première prise, tout le monde est conscient de l’avènement d’un nouveau génie. Mais les tensions entre Ted White, le mari d’Aretha, et certains musiciens sudistes tournent à la rixe et le couple retourne précipitamment à New York, laissant Wexler avec deux titres enregistrés, dont I Never Loved A Man The Way I Love You. En attendant de remettre la main sur le couple White-Franklin, Wexler envoie des acétates de I Never Loved A Man aux principales radios américaines. Devant l’accueil favorable, le producteur décida de faire venir les musiciens de Muscle Shoals à New York. De fait, l’essentiel des enregistrements des grands classiques d’Aretha Franklin ont été réalisés au studio Atlantic de New York.

Le 9 avril 1968, elle chante lors des obsèques de Martin Luther King. En juin, « Time » lui consacre sa couverture

De mars 1967 à janvier 1969, Aretha Franklin enregistre six albums. I Never Loved A Man avait atteint la première place du classement rhythm’n’blues (noir) des ventes de 45 tours, mais était resté à la neuvième place dans le classement général. En mai 1967, sa reprise de Respect, d’Otis Redding, se classe en tête de tous les hit-parades. Le 9 avril 1968, elle chante lors des obsèques de Martin Luther King. En juin de la même année, Time lui consacre sa couverture. Aretha Franklin – marchant sur les traces d’Otis Redding, mort avant d’avoir accompli tout à fait cet itinéraire – a défini une nouvelle manière de chanter le rhythm’n’blues, accessible à tous, sans jamais renoncer à une once de son identité.

Aujourd’hui, l’évidence de cette musique reste entière, ainsi que son mystère. Il faut d’abord faire la part de la technique, de la clarté de la production de Jerry Wexler, de la sobriété des arrangements, de la simplicité presque rustique des musiciens de Muscle Shoals. Roger Hawkins, le batteur, était un cogneur beaucoup plus direct qu’Al Jackson, des MG’s. Mais cet indispensable appareil n’avait d’autre raison d’être que le chant d’Aretha et de ses choristes.

Qu’elle chantât avec ses sœurs ou avec les Sweet Inspirations, quatuor féminin emmené par Cissy Houston (la maman de Whitney), Aretha retrouvait instantanément l’intensité du gospel le plus brûlant. Ses deux premiers succès résument parfaitement cette musique. I Never Loved A Man est chanté sur un tempo moyen, obsédant, c’est un cri d’amour, comme son titre l’indique. C’est aussi un procès impitoyable, fait à l’amant tricheur, menteur, voleur. Quand elle chante, Aretha Franklin tire sa force du malheur, du mal qu’on lui fait. Respect est d’une autre espèce : Otis Redding, son auteur, en avait fait un appel à l’équité dans le couple. Aretha y introduit un élément de danger, de provocation. Elle veut le respect et puis autre chose. Au pont, le chœur (Carolyn et Erma Franklin) vient titiller l’interlocuteur en scandant Sock It to Me, qui ne peut guère se traduire que par « mets-le moi ». Pour Aretha Franklin, le respect va bien au-delà des bonnes manières.

Talents d’auteure sous-estimés

Le répertoire d’Aretha Franklin était composé de créations originales et de reprises de classiques du rhythm’n’blues auxquels vinrent s’ajouter, au fil des ans, des succès de pop blanche et quelques rares incursions dans le répertoire jazz. Les talents d’auteure d’Aretha ont été aussi sous-estimés que ses capacités de pianiste (tout à fait évidentes sur Try Matty’s, tempo moyen propulsé par un piano robuste). Baby Baby Baby, cosigné avec sa sœur Carolyn, montre que la chanteuse était rarement aussi bien servie que par elle-même. Outre les grands succès de ses contemporains (A Change Is Gonna Come, de Sam Cooke ; Drown In My Own Tears, de Sam and Dave), Aretha allait chercher dans les racines du genre, reprenant aussi bien My Song, de Johnny Ace, que le Ramblin’de Big Maybelle.

A partir de 1968, Aretha Franklin ouvre son univers musical à d’autres musiciens. C’est ainsi que Duane Allman, avant d’enregistrer Layla avec Eric Clapton, fait entendre sa slide guitar sur une adaptation presque frénétique de The Weight, du Band et, surtout, sur le très beau When The Battle’s Over, de Dr. John. La chanteuse fait un sort à d’autres succès du moment, dégageant le sens spirituel de Let It Be, soufflant à Paul Simon la version de Bridge Over Troubled Water qu’il donne aujourd’hui en concert.

La lecture des crédits de « Queen of Soul » ressemble à celle d’un dictionnaire du funk des années 1960 et 1970

La chanteuse se promène, de studio en studio (en Floride, pour travailler avec Tom Dowd, l’héritier spirituel de Wexler ; en Californie, parce qu’il était difficile de faire autrement), de musicien en musicien. La lecture des crédits de Queen of Soul ressemble à celle d’un dictionnaire du funk des années 1960 et 1970. Il ne manque que la tribu James Brown-Funkadelic. Aux garçons de la campagne de Muscle Shoals succèdent les musiciens les plus sophistiqués, Bernard Pretty Purdie à la batterie, Chuck Rainey à la basse, par exemple.

Aretha Franklin se perd parfois. On la sent prisonnière de certains tics d’arrangement, de production (comme sur sa version d’Eleanor Rigby) ou tentée par des aventures qu’elle ne mène pas à terme (sa version « jazz » de Bring It On Home, de Sam Cooke). Elle ne retrouvera jamais l’excellence uniforme de 1967-1968.

Pourtant, au tout début des années 1970, elle réussit quelques tours de force funk, qui valent bien les meilleurs moments de Sly Stone, voire de James Brown. Rock Steady, qu’elle a écrit, est doué d’un groove irrésistible. Surtout, elle revient au gospel avec un double album, Amazing Grace, enregistré en 1972 avec la rythmique Purdie-Rainey. Mais il semble que son enregistrement en 1970 de The Thrill Is Gone, le classique popularisé par BB King, était prémonitoire.

Sa voix reste intacte, mais l’esprit ne souffle plus que par intermittence : le frisson n’est plus. Le peu que l’on sait de la vie privée d’Aretha Franklin laisse entrevoir la difficulté de vivre qui est la sienne. Jerry Wexler évoque pudiquement sa tendance à « donner sa confiance à des hommes qui ne la méritaient pas ». Il faut aussi faire la part du rachat d’Atlantic par le groupe Warner, de la transformation d’une entreprise familiale en multinationale.

Après plusieurs albums extrêmement médiocres entre 1975 et 1979, Aretha Franklin trouve une nouvelle famille chez Arista, le label de Clive Davis. Mais Clive Davis, l’ancien président de CBS, businessman mondain au flair artistique remarquable, était incapable de l’exigence qui caractérisait Jerry Wexler. Aretha Franklin a retrouvé le chemin des hit-parades, mais les productions sophistiquées et aseptisées de Michael Narada Walden ne font que souligner le vide dans lequel elle évolue, à l’image du duo enregistré en 1989 avec Whitney Houston, clone inquiétant d’une chanteuse de soul. Tout de même, en 1987, un nouvel album de gospel, One Lord, One Faith, One Baptism, permettait de garder l’espoir. Un jour, Aretha Franklin reviendra chanter la bonne parole.

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