Promenade de nuit à Togliatti

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Mondial 2018 - NatiPromenade de nuit à Togliatti

Des fleurs partout, un tracteur perdu sur les immenses avenues, un Guinéen en boîte de nuit. Bienvenue à Togliatti, à 800 kilomètres de Moscou.

Tim Guillemin
Togliatti (Rus)
par
Tim Guillemin
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Togliatti (Rus)
Notre envoyé spécial Tim Guillemin s'est imprégné de l'ambiance qui règne de nuit à Togliatti (ici le Torpedo Stadium au crépuscule).

Notre envoyé spécial Tim Guillemin s'est imprégné de l'ambiance qui règne de nuit à Togliatti (ici le Torpedo Stadium au crépuscule).

Keystone

La décision est prise et elle est irrévocable. Au sortir d'un «chachlik», soit une spectaculaire brochette de viande, pris dans une cabane du centre-ville de Togliatti, on choisit de rentrer à pied à notre hôtel situé au bord de la Volga. Google maps nous indique un trajet de 9,1 kilomètres. A quoi ressemble une ville russe de 700'000 habitants un mardi soir en pleine nuit? Samara, à une heure et demie de route, s'est apprêtée pour la Coupe du monde. Partout, tout est fait pour mettre le touriste dans les meilleures conditions pendant un mois. Mais à Togliatti, rien de tout ça. La Coupe du monde n'y fait pas halte, mis à part de manière très marginale puisque l'équipe de Suisse y a pris ses quartiers. Pas de quoi provoquer un afflux d'amateurs de football ou de supporters. Togliatti est donc restée authentique cet été et c'est exactement ce qui nous attire.

Nouveau coup d'oeil au smartphone: Il est 0h37. «20 minutes», ne reculant devant aucun sacrifice pour ses lecteurs, tente le coup. 12 degrés, aucun vent, pas une goutte de pluie en vue. Conditions idéales pour l'exploit.

Nous partons du joli «Centralniy park», en plein coeur de la ville. Ce grand espace vert est entouré par quatre avenues: la Karl-Marx, la Victoire, le Monde et la Gagarine. Va pour la première. On marche quelques centaines de mètres et on tombe sur deux jeunes en train de discuter à l'extérieur d'un bistrot. Le ton monte entre les deux. Apparemment, ça se dispute pour une fille, qui n'est même pas là pour entendre ça. On passe notre chemin. Vladimir Illitch Oulianov observe la scène du haut de sa statue, tranquille.

Puis, à peine plus loin, alors que tout est fermé, notre oeil est attiré par une succession de magasins de fleurs tous ouverts! Il est une heure du matin un mardi et quatorze (oui, quatorze) échoppes proposant des roses et toutes les sortes de fleurs imaginables accueillent le visiteur. Devant une porte sur deux se tient une dame très âgée, lisant un livre sans lever les yeux pour voir qui arrive. Sept grand-mamans, donc, assises dans la nuit de Togliatti. Étrange tableau. On s'approche de celle qui nous semble la plus aimable. Après un court instant d'hésitation, elle laisse tomber son livre, un recueil de poésies d'Aleksandr Pouchkine. Instant incroyable où un homme du Nord vaudois essaie d'enclencher une conversation avec une honorable dame de Togliatti devant un magasin de fleurs à 1h12 du matin.

La dame en question s'appelle Ioulia, elle est à la retraite. Le gouvernement lui octroie environ 10'000 roubles par mois, dit-elle. Soit 170 francs suisses. Suffisant pour vivre? «Oui et non. Oui, parce que mon appartement est à moi et que je ne vais jamais au restaurant. Je n'ai pas de voiture et les transports publics sont quasiment gratuits pour nous. En allant au supermarché, j'arrive à me nourrir. Et je n'ai plus l'âge de m'acheter des nouveaux habits, vous savez». Et le non, alors? «Disons qu'avec 10'000 roubles, je suis assurée de ne jamais mourir de froid ou de faim. Mais la vie, c'est plus que ça, non? J'ai une fille et trois petits-enfants. Si je veux leur faire plaisir de temps en temps, leur acheter un jouet ou une place de théâtre, alors j'ai besoin d'un peu d'argent.» Pour obtenir ces quelques roubles de plus, Ioulia passe donc chaque nuit devant son échoppe de fleurs. «Pas chaque nuit, non. Il y a un tournus. En fait, je m'occupe de ces deux vitrines que vous voyez derrière moi. Un jour sur deux.» Les affaires sont-elles bonnes? Et qui peut acheter des fleurs à 1h du matin? «Plus de monde que vous ne le pensez! Les hommes russes ont beaucoup de choses à se faire pardonner», se marre franchement Ioulia, qui avoue quand même n'avoir rien vendu ce jour-là. Pour la peine, on lui achète trois roses, qu'on lui offre directement en retour pour la remercier de nous avoir accordé de son temps. Coût de l'opération: 50 roubles. 85 centimes.

Quelques centaines de fans de foot ont suivi le premier entraînement de l'équipe suisse dans la ville russe de Togliatti. Le favori des jeunes était sans conteste Xherdan Shaqiri.

On laisse Ioulia et ses copines et on continue notre chemin. Un kilomètre plus loin, du bruit s'échappe d'une espèce de petit chalet au bord de la route. On pousse la porte. De la musique russe sort plein pot des haut-parleurs. Dans les bords, cinq tables avec des chaises. Trois jeunes hommes sont assis, chacun à une table. Au milieu, les filles ont improvisé une piste de danse et s'amusent à n'en plus pouvoir sous le regard blasé de leurs copains. L'arrivée d'un inconnu là au milieu ne provoque aucune réaction. On s'approche du bar, on passe commande et on va s'asseoir. Notre regard ne peut s'empêcher de se poser sur une jolie blonde d'à peine vingt ans. L'occasion de se rappeler ce chiffre incroyable: la Russie compte environ 67 millions d'hommes pour 78 millions de femmes, selon les derniers rapports officiels! On pense à ça en regardant cette blonde danser et on s'aperçoit alors qu'un homme nous fixe depuis une autre table, comme pour nous demander de regarder ailleurs. Compris. Pas le moment de s'embrouiller avec un costaud du coin, surtout qu'il reste environ sept kilomètres à accomplir.

On distingue peu de signes de la Coupe du monde à Togliatti en Russie. Seuls quelques policiers en poste devant l'hôtel de l'équipe de Suisse et le stade laissent penser que des stars du football séjournent dans cette ville de 700-000 habitants.

On sort et on tombe sur Sacha et Volodia, qui boivent dans une bouteille en plastique un breuvage qui ressemble plus à de l'essence sans plomb qu'à de l'eau de source. On sourit. Sacha nous interpelle. On fait connaissance. Les deux copains ont vingt ans, ils sortent parce qu'ils n'ont pas de boulot. Pas trop d'argent non plus. «On se débrouille», se marre Sacha en nous demandant une cigarette qu'on n'a pas. Comment ça, «on se débrouille»? C'est au tour de Volodia de répondre: «On fait un peu dans l'automobile. Les pièces détachées. Mais ce n'est pas notre boulot officiel. Celui-là, il n'existe pas.» Comme l'immense majorité de la population de Togliatti, les deux garçons ne parlent que le russe. A Moscou, l'anglais est maîtrisé par une grande partie des gens, mais là, à 800 kilomètres, pas question de s'exprimer dans une autre langue que celle de Fiodor Dostoïevski. «A l'école, on a un peu de cours. Mais tout le monde s'en fout», explique Volodia, qui nous redemande une cigarette qu'on n'a toujours pas.

On reprend la route. Température toujours agréable. On arrive bientôt à la moitié du chemin lorsqu'on débarque sur une grande avenue. Quatre voies de chaque côté. Il est trois heures du matin, aucune voiture, mais un tracteur. Oui, à trois heures du matin. A l'avant du véhicule est accrochée une benne contenant de la terre. Le tracasset avance à 3 km/h. On le dépasse, on essaie d'arrêter le chauffeur pour en savoir plus, mais il ne tourne pas la tête. Soit.

Un peu plus loin, voilà le Savanna. Au milieu de pas grand-chose, vers un carrefour, ce café-bar-discothèque ouvre à 18h et ferme à 7h du matin tous les jours de la semaine. L'endroit idéal pour faire une pause. On entre et on aperçoit une bonne vingtaine de personnes dans l'établissement. Tout ce petit monde est de très bonne humeur. Au milieu d'un groupe d'amis, on remarque un jeune homme tout ce qu'il y a de plus noir. On l'aborde en russe. Vu notre très faible niveau dans cette langue et notre accent impossible, l'homme répond en anglais. A notre tour de subodorer que l'anglais n'est pas sa langue natale. La suite de la conversation se fait donc, bonheur intégral, en français. «Sérieux, vous parlez français ? Ça doit faire cinq ans que je n'ai pas rencontré quelqu'un qui parle cette langue», exagère Christian en nous prenant dans ses bras. Christian est un peu ivre, mais on doit dire qu'il est très sympathique. Arrivé de Guinée en 2013, il a débarqué à Saint-Pétersbourg pour ses études. De là, on lui a proposé Togliatti pour poursuivre son master en management à l'Université. Christian parle russe à la perfection et est parfaitement intégré à la vie locale. «J'aime bien leur nourriture et il ne faut pas croire, les gens sont sympas. On est une petite dizaine d'Africains à l'université, tout le monde est cool. La Russie a bien changé, d'après ce que me disent les anciens.» Les seuls trucs que Christian ne supporte pas? «Le hockey sur glace. Pour voir du foot, je vais à Samara. En plus, ça va être sympa, ils sont montés en première division et le stade est tout neuf. Je vais y aller souvent la saison prochaine.» Sinon, bien sûr, le froid déplaît au Guinéen. Se voit-il rester à Togliatti après ses études? «A Togliatti, non. Mais à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, oui.» On quitte Christian après une dernière accolade.

Les derniers kilomètres se passent sans encombres ni anecdotes. Enfin, au détour d'une rue, on aperçoit la Volga, scintillante et tranquille. Fait étonnant, il commence à faire jour alors que notre smartphone indique 4h20 du matin. Après un périple de près de 4h de marche, entrecoupé de plusieurs arrêts, notre hôtel se dresse. Togliatti va se réveiller bientôt. Nous, on va se coucher quelques instants.

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