Près de 1500 km séparent Cúcuta, principale porte d'entrée de la Colombie depuis le Venezuela, de la frontière de l'Équateur. Pour Lima, la capitale du Pérou, il faut ajouter 2000 km de plus. Des milliers de Vénézuéliens n'ayant pas l'argent pour payer 200 ou 300 $ pour un billet d'autocar n'hésitent pas à entreprendre ce voyage à pied, avec un seul t-shirt de rechange en guise de bagage. On les appelle les caminantes, les marcheurs.

SUR LA ROUTE DES CAMINANTES

À la sortie de Cúcuta, principale porte d'entrée des migrants vénézuéliens en Colombie, la route amorce une montée en douceur, avant de grimper plus abruptement pour atteindre le col de Berlin, perché à 3400 m d'altitude dans la cordillère des Andes.

La rumeur veut que de nombreux migrants n'aient pas survécu à la traversée de ce plateau froid et brumeux, situé à 140 km de route de la tropicale Cúcuta.

Cette rumeur est fausse, ne cesse de répéter l'ambulancier Viktor Fernandez, qui reçoit les caminantes, ou marcheurs, dans un des rares postes de la Croix-Rouge colombienne situés à la sortie de Pamplona, à trois jours de marche de Cúcuta.

À 8 ou 10 °C, on ne meurt pas gelé, assure Viktor Fernandez. Mais pour les Vénézuéliens habitués au climat tropical et vêtus d'un simple t-shirt, il y a de quoi attraper un sérieux choc thermique, prévient-il. Surtout si on se fait doucher par une des pluies froides qui s'abattent souvent sur les montagnes.

Quand ils arrivent à Pamplona, les marcheurs vénézuéliens ont des ampoules aux pieds, ils sont souvent infestés de gale pour avoir dormi n'importe où, ils grelottent de froid, et ils souffrent de problèmes respiratoires, de faim et de déshydratation.

Et ils ne sont qu'au début de leur périple qui peut durer jusqu'à deux ou trois mois, selon leur destination.

« Le pire, c'est la nuit, il fait affreusement froid, on n'arrive pas à dormir et on pense à ceux qui sont restés au Venezuela, on se demande si nos enfants ont faim », confie un des marcheurs qui viennent de recevoir leurs cache-cols et leurs couvertures thermiques distribués par la Croix-Rouge.

Quand la Croix-Rouge a ouvert ce point de service, il y a trois mois, elle y recevait de 60 à 70 marcheurs par jour. Aujourd'hui, c'est 300. La route est si fréquentée que l'organisation humanitaire peine à répondre aux besoins. Le jour de notre passage, il ne lui restait plus de kits hygiéniques ni d'eau potable. Les marcheurs attendaient la livraison avant de reprendre la route.

LE PÈRE NOËL ET LE PINGOUIN

Pressés de poursuivre la route, Yennimar Herrera, son mari Juan Carlos Cortez et son père Henri Teran ont décidé de ne pas s'arrêter au point de service de la Croix-Rouge.

Quand nous les croisons 4 km plus loin, devant le refuge aménagé par une organisation religieuse, ils sont épuisés et affamés. Le refuge où ils avaient voulu dormir la veille était plein, ils ont couché dans une rue de Pamplona et n'avaient mangé qu'un sandwich depuis 24 heures.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

La route des marcheurs entre Cúcuta et Bucaramanga, une distance d'environ 200 kilomètres qui inclut un col de 3400 m dans les Andes

La situation est particulièrement pénible pour Yennimar Herrera, qui est enceinte de deux mois. La jeune femme de 24 ans grimace tant sa migraine la fait souffrir. Elle a faim. Et pas l'ombre d'un peso pour s'acheter ne serait-ce qu'une arepa (galette de maïs).

La famille vient de Barquisimeto, ville vénézuélienne située à 600 km de la frontière colombienne. Le mari de Yennimar travaillait dans la construction. Son père est un ancien militaire converti en chauffeur de taxi.

Qu'est-ce qui a bien pu inciter Yennimar Herrera à entreprendre dans son état un périple qu'elle estime à 142 jours, jusqu'au Pérou ? À ce sujet, la jeune femme est intarissable. « Au Venezuela, il faut faire la file pendant trois jours pour avoir de quoi nourrir une famille pendant une journée », dénonce-t-elle.

« Des enfants meurent dans les hôpitaux, les gens ne protestent même plus, tant ils ont peur. »

- Yennimar Herrera

La petite famille n'a presque rien apporté dans ses bagages. Sauf une statuette de plâtre représentant un père Noël et un pingouin. Figurine kitsch et pathétique qu'ils espèrent vendre pour financer la suite de leur voyage.

L'ANGE DES MARCHEURS

Martha Alarcon a vu « ses » premiers marcheurs il y a deux ans. Ils sont passés devant son kiosque alimentaire situé au bord de la route, à une journée de marche de Cúcuta. Ils lui ont demandé de l'eau. Elle leur a offert un abri. Et elle n'a pas cessé d'aider les caminantes vénézuéliens depuis.

Chaque jour, elle reçoit de 50 à 200 personnes. Certains ne veulent que de l'eau, d'autres ont faim, cherchent à soigner leurs gerçures ou un endroit où passer la nuit.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Yenimar Herrera, enceinte de deux mois, et son mari (à sa gauche, derrière), en marche vers le Pérou.

« C'est dur de voir des gens souffrir devant chez moi, surtout les enfants », confie la femme de 54 ans qui est une ONG à elle toute seule.

Le jour de notre rencontre, une vingtaine de marcheurs qui venaient de passer leur première nuit dehors s'étaient arrêtés pour reprendre leur souffle chez Martha. Ils avaient de 18 à 53 ans. Ils se dirigeaient tous vers le Pérou.

Les semelles des chaussures de Carlos Escobar, 19 ans, étaient déjà trouées après une seule journée de marche. Il les avait remplacées par des sandales en plastique. Ce n'était pas une raison pour arrêter son voyage. « Au Venezuela, de toute façon, je ne pourrais jamais m'acheter de chaussures. »

Les marcheurs ont écrit des centaines de messages pour remercier « la señora Martha. » Ils les ont tracés entre autres sur des billets de bolivars, la monnaie vénézuélienne qui n'a plus aucune valeur et qui a été depuis remplacée par une nouvelle devise, elle aussi largement dévaluée.

Martha Alarcon a accroché ces messages sur les murs et au plafond de son abri. Il y en a plus de 2000. Ils flottent comme autant de petits drapeaux.

Sa générosité a valu à Martha Alarcon d'être décrite comme « l'ange des marcheurs » dans les médias colombiens. Elle a fait l'objet de reportages à la télévision. « Au début, mes voisins me critiquaient, mais quand ils m'ont vue à la télé, ils ont compris que je faisais un travail sérieux. »

L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

C'est le même geste de générosité spontanée qui a donné naissance à un autre refuge, dans le village de Laguna, à 3200 m d'altitude dans les Andes. Ici, l'impulsion est venue d'une fillette de 9 ans, Laura Figuera, qui pleurait en voyant passer les marcheurs avec leurs souliers troués.

« J'ai donné mes économies à ma mère pour qu'elle leur achète de la nourriture », raconte la fillette.

De fil en aiguille, poussée par sa fille, Pilar Figuera a mis sur pied un véritable refuge, financé entre autres par Oxfam, où des dizaines de marcheurs peuvent boire un bol de lait au sirop de canne à sucre, manger un bol de riz ou de pommes de terre. Ils ont aussi accès à des lits dotés de matelas assurant un minimum de confort.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Martha Alarcon, « l'ange » des marcheurs

Mais tous ne voient pas d'un bon oeil cette ouverture face aux migrants vénézuéliens. « Mes voisins me critiquent, ils me demandent pourquoi je les aide, alors que notre région a besoin d'aide, elle aussi... »

Parmi ces voisins, il y a Leonardo Carpaccio, qui vend des sandwichs au fromage et des empanadas juste en face du refuge de Pilar Figuera.

« Notre économie ne va pas bien. Parmi les migrants, il y a toutes sortes de gens, et puis ils nous prennent nos emplois. L'autre jour, il y en a un qui a volé une moto. Le fait qu'il y ait un refuge, ça les attire chez nous. »

- Leonardo Carpaccio

En plus, ajoute Leonardo Carpaccio, les marcheurs vénézuéliens, dont la majorité voyage les poches vides, n'achète même pas ses sandwichs.

De nombreux Colombiens se souviennent d'une époque pas si lointaine où le Venezuela accueillait ceux parmi eux qui fuyaient la violence et les groupes armés qui sévissaient en Colombie avant les accords de paix de 2016. Ils trouvent que c'est au tour de leur pays d'ouvrir ses portes aux Vénézuéliens.

Mais pour Leonardo Carpaccio, il n'y a pas de doute : « Le gouvernement n'a pas d'autre choix que de fermer la frontière. »

APRÈS LES ANDES

Une fois qu'ils ont traversé le brouillard épais du col de Berlin, les marcheurs entreprennent une longue descente jusqu'à Bucaramanga, une ville vibrante d'un demi-million d'habitants.

Certains s'arrêtent alors le temps de travailler un peu dans cette région en plein boom économique. D'autres poursuivent la route du Pérou.

Ils ont alors les 196 premiers kilomètres de leur périple derrière eux. Le voyage ne fait que commencer.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Pilar et Laura Figuera dans le refuge qu'elles tiennent à la demande de la fillette