Ancien magistrat et ancien doyen du pôle financier au tribunal de Paris, Renaud Van Ruymbeke a récemment publié ses Mémoires d’un juge trop indépendant, chez Tallandier.Antoine Moreau-Dusault d’après une photo de David Atlan
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Entretien

Renaud Van Ruymbeke : « L’Europe doit s’attaquer à ses paradis fiscaux »

 - Modifié Il y a 2 années 10 min
Renaud Van Ruymbeke Ancien juge d’instruction et ancien doyen du pôle financier au tribunal de Paris

Le juge Renaud Van Ruymbeke a connu une carrière haute en couleur. De l’affaire Boulin à celles des deux Jérôme, Kerviel et Cahuzac, en passant par le financement occulte des partis politiques ou l’affaire Elf, il a enquêté sur les multiples facettes de la finance de l’ombre. Il a régulièrement dénoncé l’un des principaux obstacles à ses instructions : les paradis fiscaux. Il a mis en cause ces derniers dès 1996, avec plusieurs collègues magistrats, dans le cadre de l’appel de Genève, dont on « fête » ce mois-ci les 25 ans. Ancien juge d’instruction et ancien doyen du pôle financier au tribunal de Paris, il s’emploie désormais, au sens propre, à cultiver son jardin. Il a publié récemment Mémoires d’un juge trop indépendant, chez Tallandier.

Quand les juges signent l’appel de Genève en 1996, personne ne parle des paradis fiscaux européens. Qu’est-ce qui vous a fait prendre conscience de leur rôle ?

Renaud Van Ruymbeke : A l’époque, je traite mes premiers dossiers internationaux et je suis confronté aux circuits financiers offshore. Je suis un béotien et je saisis la complexité à laquelle je fais face. Nous sommes plusieurs à faire ce constat en Europe, nos enquêtes sont entravées par l’opacité des paradis fiscaux. Lors de l’opération antimafia Mani pulite (Mains propres), au début des années 1990, mes confrères italiens avaient découvert…

Le juge Renaud Van Ruymbeke a connu une carrière haute en couleur. De l’affaire Boulin à celles des deux Jérôme, Kerviel et Cahuzac, en passant par le financement occulte des partis politiques ou l’affaire Elf, il a enquêté sur les multiples facettes de la finance de l’ombre. Il a régulièrement dénoncé l’un des principaux obstacles à ses instructions : les paradis fiscaux. Il a mis en cause ces derniers dès 1996, avec plusieurs collègues magistrats, dans le cadre de l’appel de Genève, dont on « fête » ce mois-ci les 25 ans. Ancien juge d’instruction et ancien doyen du pôle financier au tribunal de Paris, il s’emploie désormais, au sens propre, à cultiver son jardin. Il a publié récemment Mémoires d’un juge trop indépendant, chez Tallandier.

Quand les juges signent l’appel de Genève en 1996, personne ne parle des paradis fiscaux européens. Qu’est-ce qui vous a fait prendre conscience de leur rôle ?

Renaud Van Ruymbeke : A l’époque, je traite mes premiers dossiers internationaux et je suis confronté aux circuits financiers offshore. Je suis un béotien et je saisis la complexité à laquelle je fais face. Nous sommes plusieurs à faire ce constat en Europe, nos enquêtes sont entravées par l’opacité des paradis fiscaux. Lors de l’opération antimafia Mani pulite (Mains propres), au début des années 1990, mes confrères italiens avaient également découvert cette dimension offshore, qui se révélera d’ailleurs bien plus importante que ce que nous supposions. Si la justice ne peut s’appliquer du fait de cette situation, c’est fondamentalement injuste. Il nous semble alors important d’alerter les citoyens.

Ce qui est frappant dans l’appel, c’est que même si le texte parle essentiellement des flux financiers liés à l’argent sale, il aborde la question de l’utilisation des paradis fiscaux par les entreprises. Vous aviez déjà saisi qu’ils étaient au cœur du fonctionnement de l’économie ?

R. V. R. : Oui, nous nous sommes aperçus que c’étaient des territoires utilisés aussi par les grands acteurs économiques. Les Gafa n’ont rien inventé, ces problèmes existaient déjà à l’époque ! Des entreprises jouent sur les frontières pour ne pas payer d’impôts et certains pays les soutiennent dans cette activité. Dans ce « monde sans loi », comme le décrit alors mon confrère Jean de Maillard, s’engouffrent tous les fraudeurs de la planète. En creusant dans des affaires pénales, nous avons découvert des endroits ­opaques où l’on croise aussi des gens très bien ! Derrière les circuits de l’argent sale, de la corruption, nous avons vu apparaître toute une industrie de sociétés écrans, de cabinets spécialisés, etc., incluant dans la face sombre de l’économie mondiale des agents économiques qui ont pignon sur rue.

« Je me souviens de rencontres avec des avocats américains qui défendaient leurs clients. Ils ne comprenaient pas pourquoi je m’occupais de ces affaires : "Mais c’est toléré, tout le monde le fait." C’était bien ça le problème ! »

Je me souviens de rencontres avec des avocats américains qui défendaient leurs clients, l’un dans un dossier d’investissement immobilier en France par une fondation au Liechtenstein, l’autre pour des dirigeants d’entreprise qui touchaient des primes, défiscalisées, au Luxembourg. Ils ne comprenaient pas pourquoi je m’occupais de ces affaires : « Mais c’est toléré, tout le monde le fait. » C’était bien ça le problème !

La fin de l’appel propose une nouvelle « incrimination d’escroquerie en matière d’impôts ». Est-ce que c’était l’idée que l’argent passant par les paradis fiscaux était plus important que ce qu’on disait à l’époque ?

R. V. R. : Bien sûr. Nous nous sommes aperçus que ces circuits étaient énormes. Chaque pays impose beaucoup de règles et de contrôles des flux financiers en interne. Alors que le problème se situe au-delà des frontières.

Pourquoi les grands Etats ont-ils accepté si longtemps les paradis fiscaux ?

R. V. R. : Parce que des dirigeants politiques y trouvaient leur compte ! Et des élites économiques aussi. Pourquoi ­voulez-vous casser un système marchant si bien, qui plus est soutenu intellectuellement par le libéralisme qui vous dit qu’il faut laisser les acteurs privés faire ce qu’ils veulent et n’entraver en aucune manière la liberté de circulation des capitaux ? Pourquoi est-ce que l’on tolère des trusts, des fondations et autres structures opaques qui ne visent qu’à cacher les véritables propriétaires des biens ? Il y avait alors un refus politique de réguler la planète financière. Et des intérêts économiques : franchement, pourquoi tuer la poule aux œufs d’or ?

L’appel de Genève est alors dans le sens de l’histoire face à un monde économique déréglé, source d’injustice, de fraude, où la loi de la jungle prévaut.

« Pourquoi aucune voix officielle n’a-t-elle dénoncé l’imposture des paradis fiscaux au cœur de l’Europe ? », écrivez-vous deux ans après, en 1998.

R. V. R. : C’est peu dire que plusieurs pays européens n’étaient guère motivés pour remettre en cause cette situation ! Du Luxembourg à la City de Londres, il est alors très difficile d’obtenir une coopération pour attaquer ce système. La Suisse, Chypre ou les îles anglo-normandes participent des mêmes pratiques.

Dans votre livre, vous dites que « l’Europe doit balayer devant sa porte ». Rien n’a changé ?

R. V. R. : On avance, on va dans le bon sens, en Europe et au niveau mondial, les Etats-Unis poussent dans cette direction, l’OCDE y travaille, on l’a vu avec l’accord sur la taxation des multinationales de juillet dernier. Mais le problème est loin d’être réglé. Les Etats-Unis tolèrent en leur sein des Etats comme le Delaware, qui est un paradis fiscal. Depuis les années 2010, l’Europe avance aussi, on voit les gros fraudeurs utiliser des pays plus lointains : les clients sont européens, les gestionnaires de fortune sont suisses ou luxembourgeois mais, depuis que la justice a progressé dans la saisie des avoirs de comptes, ces derniers ont été délocalisés, en Asie ou ailleurs, avec des sociétés panaméennes entre les deux. Avec quelques fois des surprises : Hongkong était considérée comme un refuge sûr et, tout à coup, ne l’est plus du fait de l’évolution politique en Chine.

Est-ce que la mise en œuvre de l’échange automatique d’informations fiscales entre administrations a été un progrès ?

R. V. R. : Oui, cela fait clairement partie des mesures importantes. Mais tant qu’il n’y aura pas dans les pays refuges une véritable volonté d’éradiquer ces ­comportements, il y aura toujours des échappatoires. Les plus malins arriveront toujours à trouver une offre d’opacité. Je ne comprends pas que les Etats-Unis et l’Europe acceptent de continuer à avoir des relations avec des pays qui ne font pas le ménage. On tombe dans l’hypocrisie. Faut-il attendre une déflagration suffisamment forte pour que l’on aille jusqu’au bout ? La crise financière de 2007-2008 a été un moment de prise de conscience mais pas celui d’un changement radical, qui passe par l’exigence d’une transparence totale dans ces pays. Et par la mise au pas de ceux qui s’y refusent, sous la forme de sanctions commerciales et financières. Tant que l’on ne va pas jusque-là, ils ne s’inclineront pas, ils en vivent trop.

Que pensez-vous de l’accord de juillet dernier sur le seuil minimum d’imposition des multinationales ?

R. V. R. : C’est très bien, j’applaudis des deux mains. Même si je trouve dommage que l’on s’arrête au seuil de 15 %. Au moins, on a là une vraie régulation organisée au plan international. Et maintenant, l’outil est là. On commence à 15 % et on pourra aller progressivement plus haut. Cela va faire reculer les paradis fiscaux. Vous voyez, si les Etats décidaient demain d’éradiquer les paradis fiscaux, ils pourraient le faire ensemble en refusant toute transaction avec eux. Mais ce premier pas est important.

Je suis content de vous voir tenir enfin un discours un peu optimiste !

R. V. R. : Alors, je vais vous donner un autre exemple qui va dans le bon sens ! Au mois de juin dernier, j’ai lu dans la presse que le fisc allemand a acheté pour deux millions d’euros à un lanceur d’alerte un fichier de milliers de clients qui se croyaient dans la plus totale impunité en dissimulant leur argent à Dubaï. C’est une très bonne nouvelle. Et on sait qu’il n’y a pas que des noms allemands. Le fisc français doit récupérer les informations et se montrer intraitable : Bercy a longtemps ouvert une fenêtre donnant la possibilité aux fraudeurs de se dénoncer en échange d’un traitement plus clément. Pour ceux qui ne l’ont pas fait, on doit être sans pitié. Le fisc doit concentrer les moyens sur ces grandes fraudes. Et pour ceux qui vont contester la procédure, il faut que l’administration fiscale porte plainte auprès de la justice. Il faut forcer Dubaï à coopérer et ne pas se retrouver dans une situation où ce sont les lanceurs d’alerte qui sont poursuivis !

Ces dernières années, la France a développé les « conventions judiciaires d’intérêt public », des deals, sans procès, avec les fraudeurs, parti­culiers ou entreprises. Est-ce une bonne chose ?

R. V. R. : Je suis prudent. Cela peut être justifié dans certaines affaires complexes. Mais il faut à mon sens distinguer les entreprises en cause et leurs dirigeants. S’il y a enrichissement de ces derniers, il faut les poursuivre, même si vous vous entendez avec l’entreprise. Dès lors qu’il y a un fait grave, il faut agir contre les personnes. Un procès public a aussi ses vertus. Les juges peuvent procéder à des saisies personnelles, cela s’est développé ces dernières années, et c’est une bonne chose. Il y a vingt ans, c’était la prison (souvent avec sursis) ou une amende. Aujourd’hui, la justice dispose d’assistants spécialisés qui aident à toucher les personnes au portefeuille. Et croyez-moi, ça change la donne. Je me souviens d’une affaire où un fraudeur a pris une peine de prison. Il n’a pas sourcillé. Le tribunal a poursuivi en disant : on va saisir votre belle maison. Là, il s’est retourné vers son avocat et lui a dit : « On fait appel ! » C’est efficace et nécessaire.

La France mène-t-elle la lutte dans le combat contre les paradis fiscaux ?

R. V. R. : La France seule ne compte pas. Elle peut et doit tenter de faire bouger l’Europe, qui doit s’attaquer à ses paradis fiscaux. Sinon, le citoyen ne pourra jamais pleinement s’identifier à une construction politique qu’il considérera, à juste titre, comme injuste. L’Europe doit faire le ménage chez elle, notamment pour ne pas laisser uniquement l’initiative aux Etats-Unis.

Est-ce que si vous étiez un jeune juge aujourd’hui devant traiter ce genre d’affaires, le travail serait plus facile qu’il ne l’a été pour vous ?

R. V. R. : Incontestablement ! A mes débuts, le politique étouffait les affaires. Il m’est arrivé de mener des enquêtes, d’avoir des éléments, et de ne pas pouvoir instruire. C’est frustrant. Aujourd’hui, on n’étouffe plus les affaires. Pour les dossiers internationaux, le nouvel enjeu serait de pouvoir procéder à des saisies d’avoirs à l’étranger. Si j’étais un jeune juge, c’est là-dessus que je me mobiliserais. Le monde bouge, l’insé­curité des fraudeurs s’est accrue, il faut persévérer.

Propos recueillis par Christian Chavagneux

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Commentaires (3)
CHRISTIAN CLOR 02/10/2021
Oui il faut continuer. Dommage que les progrès soient si lents. L'appel date de 25 ans ! une éternité ! Bien d'accord aussi qu'il faut toucher au portefeuille, et fort. La prison ne sert à rien et coûte cher. (dans un autre domaine, pour un ancien président et des M€ en jeu : prison + amende insignifiante 3750 € = inepte). Et il n'y a pas seulement les très grandes entreprises ...
CHRISTIAN CLOR 02/10/2021
Oui il faut continuer. Dommage que les progrès soient si lents. L'appel date de 25 ans ! une éternité ! Bien d'accord aussi qu'il faut toucher au portefeuille, et fort. La prison ne sert à rien et coûte cher. (dans un autre domaine, pour un ancien président et des M€ en jeu : prison + amende insignifiante 3750 € = inepte). Et il n'y a pas seulement les très grandes entreprises ...
CHRISTIAN CLOR 02/10/2021
... combien de dirigeants ou hauts cadres ont une part de rémunération "occulte" qui passe par les refacturations intra-groupe et une holding au Luxembourg, au Pays-Bas, ou ailleurs ?
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