Jeudi 24 novembre, le public installé sur les sièges rouges de la salle Dussane ne ressemble pas tout à fait à celui qui fréquente habituellement les couloirs de l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris. La majorité des jeunes adultes présents ne sont pas des élèves de l’institution – ni même des étudiants : l’une est avocate, l’autre travaille dans une agence média, une autre encore pour une entreprise de cosmétiques. Si les profils sont très divers, presque toutes et tous se considèrent d’abord comme des fans de la chanteuse Beyoncé. C’est d’ailleurs la raison de leur présence ce soir : l’idée que la prestigieuse école puisse consacrer un séminaire à leur idole a piqué leur curiosité.
Ils ne sont pas les seuls : relayée par la presse généraliste comme par des influenceurs (comme Marc Vivian Geromegnace, plus connu sous le nom de Marcus par les abonnés de Léna Situations), l’annonce que la reine autoproclamée de la pop allait être adoubée par l’ENS a fait le buzz. La séance d’ouverture du séminaire d’élèves, organisé par Victor Kandelaft, Valentine Truchard et Joël Zouna, attire en conséquence trois fois plus de monde qu’un séminaire ordinaire. « J’ai hâte d’entendre ce qu’ils ont à dire sur le sujet », confie Yelena avant le début de la séance, tandis qu’un ami se demande si les fans se reconnaîtront dans les analyses présentées.
Une mythologie barthésienne
Intitulée « Beyoncé : reprises et réappropriations », cette séance d’ouverture est l’occasion pour les organisateurs et leur premier invité, le philosophe Richard Mèmeteau, d’introduire plusieurs questions soulevées par le phénomène Queen B. L’analyse se place d’emblée sur les plans culturel et politique, plutôt qu’artistique : Beyoncé peut-elle être considérée comme une mythologie barthésienne du XXIe siècle ? Qu’est-ce que la pop culture, qu’est-ce qui la distingue du mainstream, et à qui s’adresse-t-elle exactement ? Pourquoi est-il si difficile pour les drag-queens de l’émission RuPaul’s Drag Race, pourtant rompues à l’exercice, de parodier la superstar ? Que dit le succès de Beyoncé du monde actuel ? En une heure et demie, la présentation mêle habilement les registres, utilisant successivement Bourdieu et Madonna, vidéos TikTok et citations de Susan Sontag, jargon académique et langage familier, suscitant à la fois rires et regards concentrés dans la salle.
Nombreux sont celles et ceux qui, après la séance de questions du public, viennent féliciter et remercier les intervenants. Les jeunes organisateurs soufflent enfin. S’attendaient-ils à cette affluence ? « Nous savions que le sujet allait attirer des publics extérieurs à l’école. Nous y avons vu l’occasion de rappeler que l’Ecole normale supérieure est ouverte à tous, que l’on peut y assister à quantité de séminaires, et surtout que le savoir n’a pas de bornes », explique Victor Kandelaft. L’institution, temple de la culture savante, s’est en effet ouverte à d’autres champs – ses élèves se distinguant justement aujourd’hui par leur capacité à passer de l’un à l’autre –, mais peine encore à attirer et à recruter des publics socialement plus diversifiés. A l’échelle de cet événement, l’objectif semble atteint : plusieurs auditrices assurent qu’elles viendront assister aux séances suivantes, qui aborderont les thématiques de l’afroféminisme et de l’appropriation culturelle. Pour l’école, prendre Beyoncé au sérieux pourrait bien avoir payé.
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